A l’assaut de la métropole

Samedi 22 février : un de ces moments magiques où la vie ressurgit avec fracas, au détour d’un spasme, d’un mouvement, d’une émotion… Soudain, il y a du monde dans la rue et ce ne sont plus des passants. On bat le pavé. Enfin, après deux ans de gôche au pouvoir, ce n’est plus l’extrême droite qui tient massivement la rue, mais nous.

Dès le matin 520 tracteurs convergent vers Nantes provoquant ralentissements et perturbations des flux. Incursions sur le périph’, opération escargot sur la quatre voie Rennes-Nantes, piquet de tracteur devant l’aéroport de Nantes Atlantique. D’improbables convois, convergent des quatre points cardinaux pour prendre la ville. Ronflements de moteurs, klaxons, rires, cris d’animaux, insultes et applaudissements fusent de toutes parts… On entend même par endroits les échos d’une radio pirate éphémère et mobile sur la fréquence de Vinci autoroutes (107.7): « Radio bouchon » ! Les tracteurs finissent par se garer Square Daviais de manière à bloquer la circulation du tramway. La foule aussi converge, à pied, à vélo ou en car, venue de toute la France. D’autres encore, descendent l’Erdre en radeau laissant sur leur passage une multitude de panneaux “Vinci dégage, résistance et sabordage !” avant d’accoster Pont Morand.

La foule est bigarée, multiple, hétérogène… Il flotte un air de carnaval. Masques, costumes, perruques, chars, salamandre et triton géant, marionnettes ingénieuses, rap enragé et rythmes endiablées d’une batucada rose et argent… A milles lieux des mornes défilés syndicaux, de la monochromie des cortèges de partis politiques, de la monotonie des cortèges encadrés par des services d’ordre, de la tristesse et de l’impuissance des promenades militantes sous contrôle. La ville vibre, la préfecture tremble. Des bataillons d’oiseaux, d’amphibiens, de loups déambulent parmi les manifestants, milles couleurs sont projetées sur les façades des mornes bâtiments gris, milles manières de s’exprimer face à l’architecture totalitaire de la métropole.

Il semble que tout soit possible en ce jour : construire une cabane dans un arbre en face de la préfecture, briser des vitrines, repeindre une ligne de CRS à l’extincteur, déployer une banderole depuis un échafaudage… Chemin faisant, au fur et à mesure que s’ébranle le cortège, les infrastructures des pouvoirs économiques et politiques sont attaquées : parcmètres et caméras mis hors d’usage, siège de Vinci immobilier mis à sac, une foreuse et une pelleteuse brûlent sur le chantier du carré Feydau, des banques, boites d’intérim, agences de voyage, un office du tourisme, un commissariat et un tribunal administratif servent de support à l’expression joyeuse d’une rage sociale. En solidarité avec la lutte NO TAV, la ligne SNCF est ingénieusement bloquée par le jet d’objets astucieux sur les caténaires. La normalité est suspendue : flux ralentis ou interrompus, dispositifs détruits, messages écrits sur les murs qui ont quelque chose à dire mais rien à vendre… En cette journée qui devait être d’une effroyable banalité, un dernier jour de soldes, une journée de shopping ou de travail comme une autre, surgit l’imprévu, l’inattendu, l’illégal, les meutes, l’émeute, la foule…

Nous prenons la ville !

Le dispositif débordé

La préfecture a fait le choix d’interdire le parcours initial de la manifestation qui devait passer par le cours des 50 Otages pour déambuler ensuite dans les rues commerçantes de Nantes (rue du Calvaire, rue Crébillon, etc). L’assemblée organisatrice de la manif y a répondu par le refus de modifier le parcours. Obsédé par la protection des quartiers riches de la ville, le préfet n’a même pas jugé bon de protéger le chantier Vinci sur la première partie du parcours, concentrant toutes ses forces pour quadriller le centre commerçant transformé en zone rouge. Mais qu’attendre de mieux de celui qui a piloté l’opération César, l’une des plus pitoyables opération de maintien de l’ordre ces dernières années, qui a renforcé plus que jamais la cohésion d’un mouvement dont il planifiait la liquidation en une demi journée ?

Le parcours décidé en assemblée n’a pas été renégocié et la préfecture s’est retrouvée face à une manifestation imprévisible, dont elle ignorait complètement le trajet. Christian de Lavernée, préfet de Loire Atlantique, le déplore d’ailleurs dans la presse : “En France, une manifestation, ça se prépare à deux. Trop de manifestations ne sont pas déclarées. S’agissant de cette importante manifestation annoncée publiquement il y a deux mois, nous avons eu à inviter les organisateurs à venir nous voir car ils ne déclaraient rien, encore la semaine dernière.” « Rien à déclarer » : une pratique qui se diffuse dangereusement dans le mouvement !

Au moment du départ de la manifestation Pont Morand, pour protester contre cette interdiction du parcours et le bouclage du cours des 50 otages à grand renfort de grilles antiémeutes, une centaine de tracteurs roule jusqu’à la Place Graslin. Un groupe de paysans à pieds tente de prendre la rue Crébillon. Bloqués par les forces de l’ordre, ils repartent en tracteurs dans un convoi qui s’ébranlera de nouveau pour une ballade en ville perturbant le dispositif policier. D’autres tracteurs se garent audacieusement face aux grilles antiémeutes, comme un défi paysan à la logistique du pouvoir. La foule arrive à la place du Commerce et se heurte au dispositif qui condamne le boulevard des 50 otages. Au même moment, les tracteurs de tête de cortège s’engagent sur le pont Haudaudine, afin d’assurer le passage de la tête de la manif vers l’île de Nantes.

Surprise ! Une partie du cortège traversera ainsi les symboles sacrés de la métropole Nantaise : tribunal, carrousel du monde marin, mémorial de l’abolition de l’esclavage… La préfecture, qui croyait voir la manif s’arrêter docilement square Daviais, est confrontée à une forme inédite de manif sauvage de masse : une foule, derrière la banderole officielle de tête, déambule sans autorisation dans des rues imprévisibles. Affrontements à commerce, manif sauvage sur l’île Beaulieu, rassemblement square Daviais, et toujours cette foule sur le départ pont Morand… La préfecture ne sait plus où donner de la tête, pour notre plus grande joie.

En effet, au même moment, face aux grilles anti-émeute, l’affrontement inévitable fait rage. Les souvenirs encore vifs des maisons détruites, des amis blessés et emprisonnés alimentent la rage. Pavés, feux d’artifices, fusées de détresse, tentative audacieuse d’arracher les grilles au grappin. Une partie du cortège évite le point de cristallisation pour rejoindre directement le square Daviais, une autre met un point d’honneur à continuer de passer devant les grilles. L’affrontement s’intensifie, les tracteurs quittent les grilles. Une colonne de fumée noire s’élève, les amendes de la TAN brûlent pour le plus grand plaisir des fraudeurs, des pauvres et des sans papiers à qui les contrôleurs font la chasse…

Un mouvement hétérogène et offensif

En dépit de la violence des affrontements contre les forces de l’ordre, pas de dispersion de la manifestation, pas de dissociation. En occupant un espace ouvert et très étalé, la foule hétérogène, à l’image du mouvement, créé une multitude d’ambiances, de lieux, de présences. Personne n’est acculé à l’affrontement, pris au piège du dispositif. Il y a de la place pour toutes les pratiques qui font le mouvement. Square Daviais, ça boit des coups au tracto-bar en écoutant les prises de paroles, ça débat avec fougue de ce qui se passe. Certains creusent un début de mare de compensation. Ailleurs, dans une ruelle, une bande de jeunes gavroches nantais, érige une barricade digne de celles de la D281. Sur un boulevard un peu plus loin, quelques types avec bonnets rouges jettent des bouteilles sur les flics. A commerce, à quelques dizaine de mètres du front principal, une foule démasquée, présente et pas simplement spectatrice, reste au près… Comme pour appuyer l’affrontement par sa présence, ses cris, sa vigilance. A aucun moment un mouvement de panique ne vide le point de cristallisation, laissant quelques encagoulés seuls face aux grilles. Les tracteurs battent retraite avec lenteur, reculant mètre par mètre sur les voies de trams au fil de l’affrontement, participant par ce geste fort des multiples formes de solidarités pratiques avec les émeutiers.

Cela rappelle étrangement les scènes vécues à la forêt de Rohanne les 23-24 novembre lors de l’opération César. Des pacifistes qui bloquent les machines, des rondes enjouées devant les lignes de gendarmes, des cocktails molotovs qui volent vers les gendarmes mobiles, et des gens qui pique-niquent paisiblement sur le champ adjacent où qui chantent en coeur « un flic une balle un CRS une rafale ! ». Une résistance multiforme, diffuse et hétérogène. Des pratiques diverses, voire parfois antagonistes en apparence, qui débordent le pouvoir par leur imbrication. Des individus et des groupes très différents inextricablement agrégés dans une foule anonyme et imprévisible. Une manière d’être ensemble, différents mais soudés et déterminés.

Le 24 mars 2012, lors de la dernière manifestation du mouvement à Nantes, à peine quelques pavés avaient-ils été arrachés pour y planter des arbres que la tentative d’occupation du cours des 50 otages avait tourné court. Appel à la dispersion des institutionnels, départ précipité des tracteurs… Entre temps, le mouvement a partagé des moments intenses autour de l’autodéfense du bocage. Cela a bouleversé son rapport à la police, à la violence, à l’illégalisme. Ici résonne comme jamais le cri poussé par les No Tav par de-là les alpes : « Una lotta tutti modi ». Le mouvement a pris acte de la puissance qui émane de la diversité de ses pratiques, de ses tactiques, de ses positionnements politiques.

Après une si folle journée, pas étonnant que le pouvoir contreattaque par l’une de ses armes favorites : la presse. Valls pointe « l’ultra-gauche », « les autonomes », d’autres accusent « les

zadistes » d’être les seuls et uniques responsables des dégradations et des affrontements. Les journaleux, conformément, à leur imaginaire xénophobe désignent bien sûr des manifestants « venus de l’étranger ». Mais personne n’est dupe de la portée éminemment collective des actes posés pendant cette journée. Beaucoup se réjouissent et rigolent de voir les machines de Vinci en flamme. Certains dansent même devant la foreuse incandescente ! Le vrai danger pour le pouvoir, ce n’est pas quelques groupuscules organisés pour l’affrontement, la casse ou le

sabotage… Le vrai danger pour le pouvoir c’est le fait que ces actes soit partagés, réappropriés et portés par un mouvement collectif qui dépasse de loin les petits milieux « radicaux », « autonomes », « anarchistes », « anticapitalistes ». Si le discours dominant cherche à circonscrire l’expression de la colère à quelques groupuscules radicaux, à des figures de l’ennemi intérieur, c’est pour mieux nier la puissance subversive des foules capables de faire tomber des régimes politiques, de bouleverser radicalement l’ordre du monde.

Ce qui menace le pouvoir ce n’est pas tant le million d’euros de dégâts infligés, qui viennent s’ajouter à la facture salée de l’opération César, de l’occupation militaire, de la communication pro-aéroport… Au delà des logiques comptables qui lui sont pourtant si chères, ce qui le menace véritablement, c’est que les actions directes contre ses infrastructures et les attaques contre sa police soient partagées et comprises par une foule grandissante. Ce qui menace le pouvoir c’est que le mouvement n’a pas « deux visages » mais des milliers, singuliers, uniques, avec ou sans masques. L’action directe, la violence, l’illégalisme n’émergent pas exclusivement de ses « marges ».

Le communiqué signé des organisateurs de la manifestation le soir même affirme que la manifestation est « un succès » et qu’il est somme toute normal que la « colère s’exprime ». L’absence de dissociation claire et immédiate de la frange institutionnelle du mouvement témoigne des liens, des amitiés et des complicités qui se sont tissés par de-là les désaccords politiques et stratégiques qui traversent la lutte. Se côtoyer au quotidien, sur un territoire, cela permet de sortir des figures convenues du « black bloc » ou du « citoyenniste », pour découvrir des existences hybrides, des passerelles improbables. Paysan casseur, squatteurs citoyens, triton pyromane, et bien d’autres encore… Au point qu’il est devenu impossible de savoir si c’est « l’opposition institutionnelle » qui est, malgré elle, « la vitrine légale d’un mouvement armé », pour reprendre les mots de la Préfecture, ou si ce sont les « autonomes » constituent une branche clandestine inconsciente de l’ACIPA !

Alors bien sûr, les Verts nous jettent l’opprobre, la Conf’ appelle à des arrestations préventives, et passé le moment d’euphorie et une fois installée la gueule de bois médiatique, les dissociations se multiplient. Mais cela ne doit pas nous inciter à rompre l’unité du mouvement sur le terrain, ni à refuser de continuer à nous organiser avec une partie de ceux qui aujourd’hui nous «condamnent» presque unanimement. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que la frange institutionnelle du mouvement se dissocie de formes d’actions directes portées par d’autres composantes. Au contraire, c’est plutôt la première fois que la «condamnation» n’est pas immédiate. Et nous n’aurions pu contribuer à construire une situation subversive comme celle du 22 Février sans la participation active de toutes les composantes de la lutte. Un mouvement social se construit dans la durée, et avec des complices inattendus…

Avant l’opération César, l’autodéfense du bocage par tous les moyens, était loin d’être une évidence partagée dans le mouvement… Aujourd’hui, elle l’est devenue ! Cette manifestation à caractère émeutier met au jour des désaccords au sein d’un mouvement qui peine à dessiner autour de l’offensive au cœur de la métropole le même consensus qu’autour de l’autodéfense territoriale, mais qui peut dire ce qu’il en sera demain ? Si cette journée a donné lieu à de vigoureux débats en assemblée, ceux-ci ne remettront pas en cause nos liens, au contraire ils nous permettront d’approfondir nos positions, d’explorer nos désaccords, de confronter nos points de vue, de continuer d’élaborer progressivement un commun.

Ce qui s’est passé le 22 Février est un avertissement supplémentaire au pouvoir. Si Vinci vient entamer les travaux sur la zone, le rapport de force ne se limitera pas à 2000 hectares de bocage. Actions décentralisées dans toute la France, occupations de lieux de pouvoir, blocage des axes stratégiques de la région, nouvelle émeute à Nantes ? Alain Musetière, de l’asso pro aéroport « des ailes pour l’ouest », dénonce « une situation insurrectionnelle », « une zone de non droit ». De notre coté cette irruption éphémère du « kyste » au coeur de Nantes nous laisse percevoir avec joie la perspective de véritables situations insurrectionnelles à venir et la possibilité d’une multiplication des zones de non droit jusqu’à l’émiettement total de la maîtrise du territoire par le pouvoir…

Ce qui s’est passé ce 22 Février dépasse largement la question de l’aéroport : les affrontements avec la police font écho aux échauffourées des Dervallières (banlieue nantaise), la destruction des machines de chantier Vinci ayant réduit à néant le square Mercoeur pour y construire un centre commercial rappelle l’occupation de la place Taksim, les incendies de la TAN font songer aux émeutes pour les transports gratuits et contre le mondial de foot, au Brésil.

Ce 22 Février nous avons pris d’assaut la métropole, attaqué ses dispositifs et perturbé ses flux. Un jour proche nous recommencerons…

D’ici là, qu’ils viennent s’ils l’osent ! Nous les attendons de pied ferme… Ce bocage ingouvernable et cette lutte multiforme ont encore de beaux jours devant eux !

Un spécimen de la faune sauvage….