Les travaux de rénovation urbaine ont commencé depuis un moment sur Caen. Le quartier de la presqu’île, ancienne zone industrielle et quartier populaire, a été largement détruit. Les premières constructions culturelles ont poussé (école des beaux-arts, salle de concert), avant que d’autres les rejoignent. Un éco-quartier devrait y voir le jour. Vernis environnemental pour classes moyennes et pôle culturel (et marchand) seront au centre de ce nouvel espace. A proximité, les rives de l’Orne vont être entièrement réaménagées. Le but est d’en faire un deuxième centre-ville, directement à côté de la gare ferroviaire. Déjà, un complexe gigantesque a poussé, avec ses appartements de standing (pour attirer les parisiens de La Défense, en lien avec le projet de ligne TGV Paris-La Défense – Caen, pour le moment suspendu), ses milliers de m² d’ « ambiances » de shopping (sic), son cinéma multiplex et ses parkings souterrains, tout cela Haute Qualité Environnementale. L’un des derniers quartiers populaires au cœur de la ville est destiné à être gentrifié. La rénovation urbaine s’est aussi concentrée sur les quartiers périphériques, et populaires, de la ville : Chemin vert, Grâce de Dieu, Guérinière etc. La gentrification bat son plein, avec son lot de logements « moyennement sociaux » destinés aux classes moyennes dans certaines zones de ces quartiers (souvent dans la périphérie de ceux-ci). En leur cœur ou par poche, ces quartiers restent les mêmes, sans rénovation, populaires, et encore plus enclavés. Par ailleurs, l’étalement urbain continue son œuvre tout autour de l’agglomération, et grignote la campagne. Des cités pavillonnaires poussent tout autour. Hérouville-Saint-Clair, ancienne « banlieue rouge », s’est quant à elle gentrifiée à vitesse grand V, avec son lot d’œuvres d’art postmodernes. La métropolisation est en marche…

AUCAME, le bras armé : l’agence d’urbanisme de Caen-Métropole

Association Loi de 1901regroupant collectivités territoriales et administrations publiques (Caen la Mer, ville de Caen, Conseil régional, Préfecture, plusieurs communautés de communes), institutions de recherche (Université de Caen), des syndicats mixtes (transport et Caen-Métropole), et les organismes liant public et privé (Chambre de Commerce et d’Industrie, Chambre de Métiers et de l’Artisanat, Chambre de l’Agriculture).

Cette association est présidée par la Maire de Colombelles et vice-président de l’agglomération Caen la mer. Son budget est de 950 000E, financés par les cotisations et subventions de ses adhérents. Elle salarie treize personnes dans « l’ingénierie territoriale », c’est-à-dire l’urbanisme et le développement économique

Polycentralisation et macrosystèmes techniques

La métropolisation, que l’on définit comme une dynamique spatiale tendant à organiser un territoire autour d’un centre, a souvent été décrite comme une conséquence de la décentralisation. A ceci près que c’est bien d’une polycentralisation qu’il s’agit, c’est-à-dire la construction de multiples centralités et un abandon des espaces entre-deux – qui peuvent parfois être aux abords des centres, comme c’est le cas des quartiers populaires par exemple. Les métropoles concentrent les activités économiques et culturelles, les lieux de pouvoir, et même les lieux de santé et d’administration.

La Ville-Métropole a pour fonction d’être un centre névralgique des macrosystèmes techniques : nœuds de transports autoroutiers, ferroviaires, aériens et portuaires, nœuds d’approvisionnements énergétiques, circuits mondiaux d’alimentation, télécommunications, production de biens et services en masse, y compris sanitaires (grands hôpitaux qui soignent sur le modèle industriel) et technologiques (des labos de recherche à l’usage, souvent par pôles de spécialisation : aéronautique et aérospatial à Toulouse, nanotechnologies à Grenoble, nucléaire et demain nanotechnologies à Caen etc.).

Ces macrosystèmes techniques prennent la forme de réseaux complexes, avec pour infrastructures principales les métropoles. L’artificialisation pleine et entière de ces réseaux permet une régulation des flux et une administration de la vie quotidienne des objets comme des personnes. L’information et la communication, et la transformation de la vie en signes et interfaces, ne se contentent pas d’être un moyen de cette artificialisation. C’est aussi une forme du contrôle social et de l’organisation réticulaire des macrosystèmes : ficher tous les faits et gestes des populations, surveiller et contraindre tout le monde à suivre la voie idéologique du progrès. C’est bien pour cela que ce qui s’affiche comme démocratisation à travers une décentralisation et la démocratie participative, n’est en réalité qu’un affaiblissement des capacités autonomes d’action des personnes, resserrement des lieux de pouvoir et techniques participatives de domination associées à des modes de contrôle social plus classiques (militarisation de la police, vidéosurveillance, rationalisation de l’espace). En terme spatial et architectural, l’infrastructure de la métropole réponde alors en tout point à la vision panoptique. Ce qui fait de Bentham, l’un des plus détestables personnages du 19ème siècle, l’un des stratèges de cette « modernisation » qui révèle chaque jour la réalité inique de son projet suicidaire, avec pour avenir une « vie sous contrainte radiologique », dans des espaces ultra-rationalisés, conçus comme des citadelles, et entourés de bidonvilles. Ce Bentham nous rappelle une nouvelle fois que les libéraux sont les plus liberticides.

Gentrification et inégalités

La matérialisation du projet progressiste reflète très bien les structures sociales inégalitaires du système capitaliste qui doit le nourrir. Partout, des interstices se forment dans ces macrosystèmes, et à l’intérieur même de la mégamachine survit des populations délaissées  et déliées de la Machine-Travail Planétaire. De la cage dorée des gated communities, espaces surprotégés dans lesquels le fascisme s’impose aussi aux bourgeois qui y habitent, devant obéir à un règlement drastique qui définit jusqu’à la hauteur de la pelouse, aux bidonvilles qui représentent jusqu’à 90% de la population urbaine dans certains pays, la démesure des inégalités se matérialise.

Au sein de la métropole, cela s’incarne par une gentrification (de l’anglais gentry, embourgeoisement) systématique. C’est un processus urbain par lequel le profil socio-économique des habitants d’un quartier se transforme au profit d’une couche sociale supérieure. C’est donc un processus de substitution des populations : remplacer les pauvres par les couches moyennes-supérieures.

C’est toujours le même thème de la ségrégation socio-spatiale, affiné depuis Haussman, cet autre stratège de la « modernisation » qui voulait mitrailler la plèbe. A bien des égards, l’éradication du bruit, des festivités, et plus largement de toute vie sociale au sein des métropoles – en dehors de moments rationalisés et sécurisés – est un prolongement des logiques hygiénistes qui accompagnaient les logiques sécuritaires des travaux de Haussman. Avec pour ambition que les riches vivent entre eux, en sécurité et dans la propreté, réelle comme symbolique (la pauvreté, c’est la saleté). A Caen, la rénovation du quartier de la Presqu’île et de la gare témoignent parfaitement de cette gentrification, pourtant si belle sur le papier avec l’offre culturelle-marchande, dans un emballage écolo – tout en créant des espaces de shopping énormes, la consommation débridée étant pourtant l’un des facteurs majeurs des dégradations écologiques. Toujours, ce sont les populations exclues qui sont invisibilisées. Réhabiliter un quartier veut d’abord dire vider ce quartier, et disséminer ses anciens habitants. La question qui convient alors de se poser, c’est où sont passés ces gens ? Pour le pouvoir de cet ordre social, la question est comment gérer cette population ? Et mitrailler la plèbe, en dernier recours (10 000 militaires sont censés être prêts, de façon permanente, à opérer dans les banlieues)…

Séparer et circuler

Vider un quartier passe d’abord par disséminer les habitants, briser des solidarités et des cultures locales, en divisant les populations visées. Bien sûr, c’est toujours un quartier populaire que l’on « réhabilite », tandis qu’un quartier bourgeois fait l’objet de quelques « aménagements ». D’ailleurs, c’est toujours dans un surplus de rationalisation et de découpage du territoire que s’opèrent ces rénovations urbaines, l’orthogonalité de la ville étant depuis toujours corrélée avec l’autoritarisme et l’impérialisme du pouvoir en place, tout comme avec le zonage. Ce zonage, c’est en fait la spécialisation fonctionnelle des espaces (zones commerciale, industrielle, pavillonnaire, de loisirs etc.) et la séparation territoriale des classes sociales (quartiers riches et quartiers pauvres). C’est bien pour cela que l’on peut parler de ville éclatée, où la vie quotidienne est toujours dispersée et contrainte par la mobilité, du fait d’une séparation du travail, de la consommation, de l’habitat, du divertissement, et où les populations sont divisées spatialement en fonction de leur position sociale.

Cette orthogonalité qui s’affiche dans les plans de la ville autoritaire, depuis la cité romaine jusqu’au château de Versailles, découpe le territoire et organise l’habitat des populations à administrer. Mais depuis le 19ème siècle et la mobilité généralisée, la rationalisation de l’espace a aussi pour but de favoriser la circulation – d’abord des marchandises, et ensuite des « bonnes » personnes. C’est Le Corbusier qui, au début du siècle dernier, a joué le rôle de stratège de la « modernisation ». Le centre de la ville doit pour lui être voué aux affaires économiques et administratives, tandis que les quartiers résidentiels se trouveront en périphérie. L’aéroport doit pour lui être placé au centre de la ville, tandis qu’à partir de celui-ci, des « artères » (la métaphore organique n’est pas neutre…) autoroutiers partent dans toutes les directions, suivant un plan rationnel. Radical, Le Corbusier veut en finir avec les lignes courbes et tous les interstices spatiaux, symboles « du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de l’animalité », pour des lignes droites « saines et nobles », symboles d’une « domination sur soi ». A croire que le style Le Corbusier sera le plus abouti dans les camps de concentration allemands… En tout cas, la vie urbaine, cette « forme mentale et sociale, celle de la simultanéité, du rassemblement, de la convergence, des rencontres » (Lefebvre), a largement disparu au profit de contraintes spatiales mises en place par des technocrates, et qui favorisent largement le circuler, c’est-à-dire l’automobile, les parkings, les hypermarchés périphériques etc.

Développement durable et dégradations du vivant

La concentration de populations et des activités dans la métropole multiplie les voies rapides et l’engorgement des routes. A la pollution industrielle et des déchets consommés, s’ajoute donc la pollution liée aux transports. L’étalement urbain de la métropole, qui ne cesse de se développer et de grignoter sur le rural, favorise les déplacements motorisés dans un contexte de dégradations écologiques. Se développer toujours et encore, pour suivre la voie du progrès, dont il est pourtant bien clair aujourd’hui que là où il devait apporter le bien-être, il accroît surtout le mal-vivre.

L’étalement urbain se révèle très bien au Val d’Europe, aux abords d’Eurodisney, qui ne cesse de croître et de faire avancer Paris toujours plus loin dans la campagne. Voici un lieu où le spectacle est probablement le plus abouti, au sein de ces décors de carton pâte et ces galeries marchandes interminables où rien ne semble réellement vécu.

La distance entre l’habitat et le commerce a augmenté de 30% en 15 ans, et de 26% pour le travail (2010). Ce n’est pas pour rien que les déplacements de consommation, on les appelle « les courses » (déplacement). Cette augmentation des temps de trajet, qui sont des temps non vécus et contraints, renforcent la vulnérabilité, notamment accidentelle (et plus largement sanitaire, avec les dégradations de l’environnement induites), mais aussi psychique et morale. Le stress des grandes villes est souvent un euphémisme pour ne pas dire angoisse, dépression, troubles psychiques.

Cet étalement urbain, associé au zonage et à la mobilité généralisée, détruit par ailleurs toute vie de quartier, détruit les commerces de proximité, favorise les déplacements et l’éloignement des uns et des autres, mais aussi dissocie chaque activité. A la ville éclatée, correspond la vie éclatée. Avec pour conséquence un renforcement de la mobilité automobile et contrainte, c’est-à-dire une vie toujours plus motorisée et stressée, plus segmentée en différents espaces-temps dans lequel je passe de l’un à l’autre par une coupure nette, sans continuité ni vie sociale. Ce n’est pas seulement une dégradation de l’environnement, mais une dégradation générale de la vie.

Concentration des pouvoirs et contrôle social, ségrégation et contraintes spatio-temporelles, pollution et industrialisme. Voilà ce qu’est la métropolisation. Il existe une stratégie technocratique, en tout cas une orientation générale, qui consiste à brancher le plus de monde possible sur cette mégamachine. Celle-ci nous rend tous dépendants d’une civilisation capitaliste et industrielle, civilisation qui repose sur une volonté de puissance technophile et polluante, inégalitaire et liberticide. Ceux qui en sont exclus, de plus en plus nombreux, y sont intégrés par la force, ou plutôt contenus dans un espace vide, ni dedans ni dehors, obligés de se soumettre par divers procédés, de l’évacuation du camp illégal aux démarches administratives, en passant par le contrôle policier quotidien. C’est donc toujours la dépossession qui est à l’œuvre. Ce qui veut dire que le changement passe par retrouver des capacités autonomes d’action et de retrouver des espaces offensifs d’autonomie, pour en finir avec l’urbanisme.

REPRENONS LA VILLE

OCCUPONS TOUT

Jack Déjean