La ZAD, c’est avant tout une expérimentation (a)sociale, un microcosme de vie alternative au milieu d’un monstrueux foutoir. Pas juste un squat, mais un agglomérat de squats au milieu des champs et des bois. C’est des gens et des gentes de tous horizons et de tous milieux, réuni-e-s par une volonté commune de vivre en autonomie (pas en autarcie, en tout cas pas tout de suite). Le projet d’aéroport, c’est plutôt un prétexte. Pour certain-e-s, la lutte politique au sens large n’est aussi qu’un prétexte, mais on en reparlera. En tout cas la plupart sont sincères et de bonne volonté. Les autres sont arrivé-e-s là par hasard.

Les occupant-e-s de la ZAD ont tou-te-s plus ou moins pris la fuite. Elles/Ils ont quitté ce que certain-e-s, séduit-e-s par les délires conspirationnistes et/ou mystiques, aiment à nommer « Babylone » : la société contemporaine, avec son lot d’aberrations capitalistiques et sécuritaristes. Elles/Ils sont les indésirables et les insoumi-se-s que l’en-dehors n’a pas (encore) réussi à soumettre ou à absorber. Leurs manières d’exister et de penser en font les folles et les fous d’un monde et d’une société qui ne leur correspondent pas : les dément-e-s ont trouvé leur asile. Leur asile, c’est la zone.

A leur liberté toute acquise, les occupant-e-s ont offert des élans de créativité et d’initiative. Chaque lieu a son identité, ses folles inventions, ses visiteur.euse.s impertinent.e.s, ses habitudes et ses lubies. On y respire, on y souffle, on y cultive et on y partage. Et celle ou celui qui ne fait que passer sans s’incruster n’aura que rarement mauvaise opinion de l’atmosphère générale. Elle/Il aura bien des ouï-dires négatifs, mais ne les prendra pas pour argent comptant : ailleurs, les anarcotouristes colportent la rumeur qu’à la ZAD vivent des héro.ïne.s, et cela en dépit des descriptions peu flatteuses de la presse tout-venant et des râles de riverains mécontents.

J’endosserai donc le rôle d’iconoclaste. Je veux aussi répondre à quelques textes publiés dernièrement et qui tentent d’analyser les conflits générés au sein et par la zone. Je diviserai ma bave de crapaud en parties, par soucis didactique ou parce que j’ai la prétention de rendre mon propos plus accessible :

 

PARANO CONFORTABLE

Comme le souligne le texte « A propos du mépris de classe sur la ZAD » publié sur zad.nadir.org le 23/07/2013 (qui par ailleurs reproduit ce même mépris de classe qu’il voudrait pointer du doigt), il y a bien sur la zone un échantillon du « milieu anar’ » (est-ce vraiment un milieu homogène ? Le cas échéant, celui-ci est-il vraiment anarchiste?) importé d’ailleurs et qui s’est installé là dans la perspective de faire vivre une lutte, LA lutte ou encore LES luttes. Ce mini milieu, en transit longue durée sur la ZAD, a amené avec lui ses réflexes endogènes, ses habitudes militantes et son langage avant-gardiste. Il y a quelque chose d’agréable à retrouver ces repères sur place lorsqu’on appartient déjà à ce milieu et qu’on se retrouve parachuté là. Mais si on prend du recul, toutes ces normes propres à la sphère anarchiste paraissent bien pédantes. Il y a de l’entre-soi, c’est certain, et il peut s’avérer bien oppressant. Mais je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il est petit-bourgeois, ou alors ce milieu là constitue une nouvelle bourgeoisie en soi. Peut-être une bourgeoisie en devenir, qui se reconstruirait un sentiment de propriété autour de ses squats et érigerait son mode de vie en norme à imiter (c’est sans doute un peu l’effet que produisent les brochures pratiques qui foisonnent dans nos infokiosques).

En tout cas, il y a quelque chose d’oppressant dans l’air et qui émane de ce mini-milieu, une volonté de voir toute la zone, ses occupant-e-s (ancien-ne-s ou nouvelles/eaux) et ses visiteur-euse-s adopter une même vision du monde et les mêmes modes de vie et de lutte. On se focalise sur des manières de parler, on cherche à épurer le langage, à bannir des termes en pensant que ça aidera à combattre les actes auxquels ils renvoient. Surtout, on se coopte entre « personnes de confiance » et on fait de la rétention d’information, on protège jalousement ses liens privilégiés avec le monde extérieur, avec ses camarades de lutte dans nos villes d’origine ou ceux tissés sur place avec les habitant-e-s du coin. Le réseautage est devenu la valeur suprême de la lutte politique en ces temps d’inertie combative. On se réjouit d’agrandir notre « armée de l’ombre », mais on reste incapable de créer de véritables passerelles avec ce-lle-ux qui nous ressemblent moins, comme par exemple ce-lle-ux que le texte « A propos du mépris de classe sur la ZAD » voudrait voir constituer une classe en soi : les « arraché-e-s ».

Et dans ce travail de réseautage, consistant à établir à droite et à gauche des rapports de confiance supposée, qu’on accomplit consciencieusement dans l’objectif fantasmé de voir se constituer autour de soi le « groupe affinitaire » tant idéalisé, (affinitaire, un mot de notre novlangue à nous), on reproduit ces réflexes sécuritaires tant honnis, ceux-là mêmes sur lesquels on ironise par ailleurs : « Combien d’autonomes faut-il pour changer une ampoule ? » On s’imagine que les personnes avec lesquelles on partage son lieu de vie et le quotidien, ces ami-e-s qu’on connaît depuis « un bon moment », sont ce-lle-ux sur lesquels on pourra compter dans l’action et en cas de coup dur. C’est le pouvoir insaisissable de l’affect, dont toute personne ayant été balancée aux flics par son ou sa meilleur-e ami-e (pas volontairement, mais par faiblesse le plus souvent) se méfie comme de la peste. Aucune affection ne préserve de la trahison (voir le cas exemplaire de l’infiltré Mark Kennedy). Et c’est bien conscient de tout ça qu’on entretient malgré tout cette distance artificielle et paranoïaque avec les « nouvelles/eaux arrivé-e-s », les empêchant de participer aux petites actions qu’on organise entre ami-e-s, aussi peu risquées soient-elles. A quel moment ce-lle-ux-ci seront mis dans la confidence, et surtout pourquoi, cela reste un mystère : l’affinité est une notion tout à fait subjective.

Une chose semble pourtant certaine, il faut « faire ses preuves ». Pas en exhibant son CV militant bien sûr, mais plutôt en cultivant l’attitude parfaite de l’anti-héros, réservé et discret, qui attend son tour de parole pour faire part de son initiative, évite à tout pris les tournures de phrase impératives et dépose spontanément son portable dans la petite boîte en fer de la pièce voisine après avoir pris soin d’en enlever la batterie (accordant ainsi tout son importance au mythe urbain de l’écoute d’ambiance et dédaignant le fait que l’indic présent se gardera bien de dire qu’il a gardé son portable allumé dans sa poche). Pour autant, il faut savoir montrer qu’on est déterminé et capable, qu’on prendra vraiment part à l’action collective. Et les timides qui n’auront pas pris d’autre rôle auront celui de faire fonctionner « l’autogestion », en se chargeant des « tâches ménagères », tandis que les autres iront jouer à exister politiquement (au sein du milieu anar’), en organisant de nuit « LA lutte ».

Tous nos modes d’organisation politique sont désuets (et même parfois ridicules) et dénotent notre incapacité notoire à nous adapter aux réalités contemporaines de la répression. Mais plus gênant encore, ils trahissent le fait que nos peurs sont inadaptées au manque de danger réel de nos actions et que notre rage est essentiellement démonstrative. Notre manière d’appréhender la lutte politique est conditionnée par notre position de privilégié-e-s : on cultive la peur de la répression tout en ne prenant aucun risque réel. On est bien conscient-e-s que le régime démocratique nous permet presque tout, mais on est paralysé-e-s à la pensée qu’il pourrait se montrer impitoyable si on allait plus loin. A quoi sommes nous vraiment prêts ? Sommes nous vraiment radicalement engagé-e-s contre l’état actuel des choses ? Est-ce qu’on se donne réellement les moyens de mettre sur pieds une force collective ? Enfin, notre engagement dans la lutte correspond-il à une forme de passe-temps excitant ou à une véritable volonté de combattre l’état des choses ?

 

DE L’ALCOOL A BRULER

Jusque dans nos manières de consommer, nous reproduisons les schémas de la société que nous prétendons combattre. Nous savons critiquer ce-lle-ux qui boivent trop ou réagissent mal à l’alcool, mais nous refusons de remettre en question la consommation d’alcool en soi. Nous mettons en pratique la récup et le vol, mais l’alcool (et la fumette) restent des biens de consommation que la plupart du temps nous achetons. Et même dans les événements que nous organisons, l’alcool est bien souvent vendu à prix fixe, car il permet de faire du bénef pour financer la lutte : plus de braquages comme dans les années 1970 – 1980, mais le commerce de la défonce. Et on s’accommode plutôt bien de cette accoutumance qui détruit bien souvent notre organisation collective.

A la ZAD, comme partout ailleurs, l’emprise de l’alcool sur certain-e-s n’est plus à démontrer, et sa consommation génère des conflits à répétition. Pour autant, l’idée de développer une zone « safe » ne sera jamais évoquée, comme l’idée de combattre les drogues ne l’est jamais. Se donner le moyen de refuser des produits mis entre nos mains par la société pour nous soumettre n’est pas une priorité et semble même carrément hors de propos, tant notre libéralisme en la matière justifie toutes les formes de défonce. Alors évidemment, il n’est pas question d’énoncer des interdits, mais il est bien dommage de constater qu’on ne juge pas bon de s’organiser collectivement pour combattre ce fléau pourtant bien capitaliste, comme l’a fait le Mouvement autonome italien contre les drogues dures dans les années 1970. En attendant, on préfère à ce type de solution celle beaucoup plus stigmatisante consistant à distinguer les bon-ne-s des mauvais-e-s buveur-euse-s.

Entre les assemblées bordélisées, les violences physiques (souvent à caractère sexiste), les réflexes d’auto-destruction et les actes inconscients lors d’actions collectives ou individuelles, l’alcool a depuis longtemps fait la démonstration de sa nocivité (et pas seulement chez les « arraché-e-s » si magnifiquement dépeints par le texte précité), mais on continue de reproduire les discours normés visant à justifier sa consommation « de manière modérée », comme s’il fallait absolument légitimer son existence (et du même coup celle de ses producteurs, qui sont bien souvent des multinationales bien grasses dont l’éthique n’a rien à envier à celle de Vinci). Il serait pourtant bien à propos de comparer les discours en faveur de la consommation d’alcool à ceux en faveur du port d’arme. Petite provoc.

En tous cas, on gagnerait peut-être à devenir straight edge. On semble déjà convaincus du bien-fondé des arguments vegan, alors pourquoi pas pousser le bouchon un peu plus loin ?

 

CA SE CHICANE

On a déjà parlé des anar’ et assimilé-e-s, mais pas des autres, ce-lle-ux qui sont arrivé-e-s sur la ZAD par d’autres biais que le « milieu » libertaire et l’engagement politique. Certain-e-s voudraient les mettre dans une catégorie alors qu’ils sont bien plus divers qu’il n’y paraît. Simples passager-e-s séduit-e-s par les possibilité d’alternative, vagabond-e-s venu-e-s trouver asile ou échoué-e-s là par hasard, teufeur-euse-s parachuté-e-s là suite au Festizad, bandit-e-s en fuite ou ado en cavale, baroudeur-euse-s et hippies en traveling, punks attiré-e-s par la vie sans contrainte, aucun substantif unique ne saurait qualifier cette multitude en stagnation sur la zone.

Pour autant, une identité s’est construite lors des affrontements de l’hiver 2012-2013, celle de « zadiste ». Rejetée par les un-e-s (nos anar’) parce que jugée réductrice, elle est au contraire revendiquée par les autres (tout-e-s les autres), parce qu’elle a le mérite de créer du commun et qu’elle signe d’un nom l’acte de défit que constitue l’occupation de la zone. En tout état de cause, elle renvoie à l’idée de territoire à défendre.

Qui dit territoire, dit limites et voies d’accès. Les rapports entre le dedans et le dehors, entre ce-lle-ux qui habitent et ce-lle-ux qui ne font que passer, entre les ancien-ne-s et les nouvelles/aux, sont condamnées à s’accentuer au fur et à mesure que s’affrontent des conceptions différentes de la défense des lieux, à savoir s’il faut ouvrir ou fermer les portes. Ce n’est donc pas étonnant que la grande majorité des discussions agitant la zone soient focalisées sur la question du contrôle des routes. Depuis la fin de l’occupation militaire, seuls des faux accords ont été trouvés sur la pertinence des barricades et des chicanes, sur la nécessité de garder les routes ouvertes ou de les fermer, de s’ouvrir sur l’extérieur ou de sécuriser au maximum la zone contre les interventions policières à venir, etc.

Et c’est notamment autour de la question des chicanes que s’est cristallisé le conflit entre les « gentil-le-s » et les « méchant-e-s » occupant-e-s, entre ce-lle-ux qui choisissent le compromis avec les paysan-ne-s et habitant-e-s historiques du coin afin de maintenir en vie la lutte contre l’aéroport et le monde qui va avec et ce-lle-ux qui voient en elles/eux des ennemis de classe (ce que sont les propriétaires terriens et les gros exploitants, il faut bien l’admettre) à bouter hors de la zone du fait que ces premier-e-s se sont déjà réapproprié-e-s cet espace et construit une identité en son sein. Les motivations politiques des un-e-s et des autres ne sont pas les mêmes : quand les un-e-s s’illusionnent encore d’une alliance bancale avec les opposant-e-s historiques, les autres ont déjà pris fait et cause pour un zone autonome sur laquelle construire des alternatives, y compris en jetant dehors leurs ennemi-e-s de classe et en bloquant totalement les accès au « monde extérieur ».

Quand les un-e-s voudraient voir la ZAD comme point de départ pour construire un combat politique plus large, d’autres la considèrent avant tout comme point d’arrivée pour s’émanciper tout de suite de la société qu’ils ont fui.

 

PSEUDO CONCLUSION

Alors bien sûr, le texte « A propos du mépris de classe sur la ZAD » amène des constats très vrais et proches des miens sur les rapports entre occupant-e-s, mais il n’amène pas pour autant une réflexion approfondie sur les schémas de domination portés par ses auteur-e-s elles/eux-mêmes. Il y a dans nos comportements toute une série d’attitudes qui nous isolent à la fois de ce-lle-ux qui nous ressemblent et des autres, à la fois différent-e-s de nous et bien intégré-e-s dans la société capitaliste. Les milieux anar’ si tant est qu’ils existent en tant que catégorie à part entière, ont commis selon moi l’erreur fondamentale de considérer qu’il fallait faire sécession de la société qu’on prétend combattre pour faire preuve d’intégrité et pour pouvoir agir sans se compromettre. La logique du squat et la production de normes qui nous dissocient complètement du « citoyen lambda » font de nous des extra-terrestre bien incapables de communiquer avec ce-lle-ux qui ne sont pas dans nos normes. Nos manières de vivre, d’agir, de penser et de parler contribuent à désagréger tout ce qui peut créer du commun et nous exposent à des conflits insolubles. La ZAD a eu ce mérite de montrer qu’on est même bien incapables de trouver un langage commun avec des personnes qui rejettent l’autorité comme nous, mais n’ont pas la même manière que nous d’interagir avec le monde. Et nous avons le même problème lorsqu’il s’agit de créer du commun avec les ouvrier-e-s, avec les habitant-e-s de banlieues, avec les migrant-e-s ou avec les personnes à la rue…

Je ne sais pas réellement si ce que je veux c’est créer un « cadre de lutteS ou tou.te.s aient leur place, leur légitimité ». J’y ai cru, mais j’aspire aujourd’hui davantage à m’organiser avec des personnes qui me ressemblent, mais qui ont compris l’enjeu de vivre en société, de ne pas faire sécession pour gagner en légitimité ou en intégrité. La légitimité n’existe pas. Et poser des cadres pour des luttes démonstratives et illusoires me paraît être une erreur, un écueil trop souvent répété. Les grandes alliances ne font pas les grandes victoires. On crée plus de commun lorsqu’on évite de se mentir mutuellement sur nos prétendues ressemblances et lorsqu’on part de nos différences pour trouver du sens commun et lutter côte à côte (un bon exemple reste celui du Weather Underground et des Black Panthers, conscients de leur nécessité d’agir séparément, mais dans un même objectif, celui de pouvoir vivre un jour ensemble sans mépris).

Alors, faut-il venir sur la ZAD… ou pas ? La question a été posée au sujet de l’accueil sur place. Je me la pose, mais en d’autres termes. Présenter la zone comme un exemple à exporter, certainement pas (Zad partout, oui mais pour quoi faire?). A visiter comme haut lieu de résistance, encore moins. S’il faut aller sur place, ce serait plutôt pour y voir des ami-e-s, pour apporter un coup de main (ou un coup de pied) lorsqu’on y est invité ou pour participer à une rencontre lorsqu’on la juge pertinente. Tout l’agenda événementiel de l’après expulsions quant à lui, visant à garder LA lutte sous les projecteurs tout en développant une forme de tourisme engagé, n’aura été qu’une longue mise en scène travestissant la réalité sur place. Ce n’est pas étonnant de voir qu’à partir de là quantité de gen-te-s sont venu-e-s sans savoir exactement ce qu’elles/ils venaient y faire…