Le crépuscule d’une idole

Renault. 7 500 postes supprimés en France d’ici 2016
PSA : 5 000 postes supprimés
Etc, etc…

« Créer de nouvelles voies de circulation sur les autoroutes pour régler les problèmes d’embouteillage revient à desserrer sa ceinture pour lutter contre l’obésité » Lewis Mumford

Soumise à des restructurations, des alliances, des fusions dans le cadre d’un essoufflement de l’économie mondiale, d’une crise écologique et de reculs sociaux, le secteur automobile subit un sérieux revers (il n’est évidemment pas le seul puisqu’en France le cap des trois millions de chômeurs vient d’être franchi). Les suppressions de postes et les plans sociaux se multipliant, avec les drames humains, les souffrances qui les accompagnent, c’est évidemment la défense de l’emploi qui apparaît comme la préoccupation la plus urgente. D’où l’impératif de mobiliser, de faire converger les luttes en ne comptant que sur nos propres forces. Mais si cette « crise » ne débouche pas sur une profonde réflexion concernant la place démesurée occupée par la voiture, le doute instauré par un progrès technique incontrôlé, la finalité oubliée de la production, les contraintes incontournables de l’écologie, elle préparera des bouleversements plus terribles encore.

Une industrie en sortie de route

Malgré tous les subterfuges élaborés pour le doper, le marché de l’automobile est saturé. Et ce n’est pas une nouveauté : en France, c’est en 2005 que la circulation a diminué pour la première fois. Les voitures neuves se vendent mal ; des usines ne tournent qu’à 75 % de leurs capacités – et la plupart des constructeurs et des pays sont concernés (la production automobile en France est passée en sept ans de 3,7 millions à 2,3 millions). Avec des répercussions considérables chez les équipementiers et les sous-traitants. Par ailleurs, le parc automobile mondial atteint aujourd’hui un milliard d’unités (100 000 nouveaux véhicules par jour !!) ; l’industrie automobile représente douze millions d’emplois au sein de l’Union européenne, environ 10 % de la richesse nationale créée. La moitié des ressources mondiales sont consacrées à la voiture. Fallait-il imaginer que la logique du capitalisme mondialisé puisse assurer une expansion continue pour des millénaires ? Un système fondé sur la croissance, l’endettement, le déni de la réalité, la fuite en avant finit un jour par se heurter au problème des limites.

L’avènement du « tout-bagnole »

Depuis les premières automobiles construites le long d’une chaîne de montage, c’est-à-dire depuis l’œuvre de Henry Ford, dont Hitler disait : « Je considère H. Ford comme mon inspiration » (Detroit News, 31 décembre 1931), tout est mis en œuvre pour assurer l’expansion illimitée de l’automobile : elle doit devenir incontournable. Dès 1900, la presse automobile compte en France 25 publications. Les clips publicitaires envahissent rapidement les moyens de communication en exaltant la puissance, la virilité (en 2009-2010, Renault investissait 426 millions d’euros). La voiture est synonyme de plaisir, de liberté, d’aventure, d’évasion, d’où le fétichisme autour de cet objet d’adoration, vécu comme extension du domicile individuel, voire comme partie intégrante de l’individu lui-même. La mobilité devient signe d’émancipation (même quand on roule à 20 km/h… ou à 200 km/h sur une route à 110 ? ) ; le mouvement est érigé comme une valeur en soi, d’où le développement d’un tourisme prédateur. L’évolution de l’urbanisme contribue à éloigner les lieux de travail des lieux de vie (123 millions de déplacements quotidiens motorisés en France). L’essor du commerce mondial provoque l’acheminement de milliers de tonnes de marchandises sur des dizaines de milliers de km (car la critique ne se limite pas au « tout-bagnole », mais s’étend au « tout-camion » et à l’avion). L’organisation du travail permet que des pièces soient fabriquées, assemblées, emballées dans des pays éloignés. Les courses automobiles et autres rallyes sont autant de vitrines à la gloire de cette industrie. Aux Ėtats-Unis et en Europe, on a même détruit délibérément des réseaux locaux de tramways, supprimé des milliers de km de voies ferrées et des petites gares pour assurer le triomphe de la technologie la plus ruineuse. C’est bien l’automobile qui a acculé à la faillite les réseaux ferroviaires et métropolitains.

La ville « moderne » a été conçue, non pour l’humain-e, mais pour la voiture. Et celle-ci a rendu la grande ville puante, bruyante, asphyxiante, inhabitable. D’où la nécessité de toujours plus de voitures pour fuir l’enfer du macadam. Impeccable circularité, comme dirait André Gorz, qui rappelait que l’humain-e et l’espace ont subi la même fragmentation (éclatement de l’espace urbain et saucissonnage de l’individu en différentes fonctions, compartimentation entre les diverses dimensions de l’existence). Désintégration de l’humain-e amorcée avec la division du travail.

Un bilan hallucinant

Sans nier les services rendus au quotidien par la voiture, les conséquences de son emprise planétaire peuvent être qualifiées de désastreuses :

° chaque année, plus d’un million de personnes meurent et 50 millions se blessent (souvent gravement) dans des accidents de la route (on peut ajouter au nombre des victimes la main-d’œuvre à bon marché nécessaire à l’extraction de diverses matières premières et à sa construction, et largement située dans le « tiers-monde ») ;

° l’utilisation des carburants multiplie les maladies respiratoires et les cancers (au moins 400 000 personnes mourraient prématurément par inhalation de particules fines chaque année en Europe) ; par ailleurs, une voiture absorbe annuellement plus d’une tonne d’oxygène ;

° des milliards d’heures sont perdues annuellement par les utilisateurs dans les embouteillages ou les transports inutiles ; les nuisances sonores liées au trafic peuvent engendrer perturbations du sommeil, stress, manifestations d’angoisse, voire lésions auditives ;

° des surfaces considérables de bonnes terres agricoles disparaissent définitivement sous l’asphalte (plus de 90 000 ha de ces terres sont artificialisées chaque année en France) ;

° les différents milieux « naturels » subissent une dégradation et une fragmentation qui portent atteinte à la stabilité des écosystèmes et à la biodiversité ; 300 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un seul véhicule, et chaque véhicule requiert plus de vingt fois son poids en matières premières ; 25 millions de barils de pétrole sont déversés volontairement ou accidentellement chaque année dans le monde ; en France, deux millions de véhicules légers sont jetés chaque année, soit 280 000 tonnes de vieux pneus, 30 000 tonnes de résidus de batteries (plomb, cadmium hautement nocifs), 400 000 tonnes de déchets industriels spéciaux.

° régulièrement, des guerres meurtrières (dont les deux « guerres mondiales ») sont conduites pour l’appropriation d’une ressource finie, le pétrole, déstabilisant l’ensemble de la géopolitique mondiale (rappelons aussi que certains constructeurs, comme Citroën, avaient commencé leur carrière dans l’industrie de guerre) ;

° la circulation automobile est un des facteurs principaux des émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire des perturbations climatiques dont les conséquences sont incalculables.

Le tout, en engloutissant des sommes gigantesques d’argent public (les nuisances dues à l’automobile absorbent près de 10 % du PIB européen). En outre, la voiture contribue à accroître les inégalités sociales. Si la marche maintient une égalité relative entre individus, toute accélération, s’appuyant sur des infrastructures souvent gigantesques, s’effectue au détriment des plus faibles. Les riches sont ceux qui peuvent bouger le plus, aller où bon leur semble, s’arrêter s’ils le veulent. La vitesse est bien trop chère pour être réellement partagée ; sa limitation est donc un garde-fou égalitaire. Par ailleurs, la voiture précipite la dissolution du collectif, des solidarités essentielles, accompagnant une idéologie qui façonne nos comportements vers l’individualisme, l’agressivité, la compétition, la haine de l’autre. La mobilité est un droit, mais la voiture privée n’est pas le bon outil pour le garantir.

Sauver le système…

Face aux difficultés auxquelles se heurte l’industrie automobile, c’est la crispation générale. On peut faire confiance à la puissance du lobby : il est hors de question de laisser sombrer une « filière d’excellence », quitte à obtenir la caution de quelques scientifiques pour désamorcer les critiques portées contre l’automobile. Soucieux de rémunérer leurs actionnaires, les constructeurs profitent de l’aubaine pour accélérer la casse sociale (des dizaines de milliers d’emplois supprimés) et pour promouvoir de fausses alternatives technologiques (agrocarburants, voiture électrique, hybride, hydrogène…). Or il faut répéter qu’il n’existe pas de voiture propre : une voiture ne se limite pas à une tonne de matériaux, mais induit un système fondamentalement destructeur, un univers déshumanisé, celui des autoroutes, des rocades, des stations-service, des super-pétroliers, des usines et des grandes surfaces. Les politiciens s’obstinent à renflouer le secteur, et passent de la prime à la casse à l’aide à la voiture « écologique »… en programmant la construction de milliers de km de nouvelles voies autoroutières ! Adeptes de la croissance économique, les syndicats s’arc-boutent sur la seule défense de l’emploi et du pouvoir d’achat.

Et la majorité de la population, pratiquant la politique de l’autruche, refuse la remise en cause d’un « outil » dont les conséquences négatives surpassent largement les bienfaits. A ceux qui s’acharnent à préserver, coûte que coûte, la filière automobile au nom de l’emploi (et de la liberté de circulation ?), il faut rappeler que le détournement des terres agricoles pour produire le carburant des riches accroît la pénurie de nourriture chez les pauvres, et que 88 % de la population mondiale n’utilise pas de voiture ! Peut-on combattre efficacement le capitalisme en s’acharnant à sauvegarder son plus beau fleuron ? A propos, il serait profitable de méditer ces propos, qui ne sont pas d’un obscurantiste aigri, mais d’Aurelio Peccei, ancien dirigeant de Fiat et l’un des créateurs du Club de Rome : « Il est indubitable que l’automobile individuelle, que nous utilisons deux ou trois heures par jour, qui occupe de l’espace et pollue les zones géographiques dans lesquelles nous passons la plus grande partie de notre vie, est un anachronisme » (Preuves, n°6 -1971).

…ou changer de société

Et pourtant, cette « crise » fournit l’occasion rêvée d’engager un questionnement, une réflexion sur le type de société susceptible de concilier l’émancipation de l’humain-e et la gestion des écosystèmes sur le long terme. Parce que, non seulement l’automobile ne conduit pas à l’émancipation des classes laborieuses, non seulement elle n’est pas un moteur de l’économie (elle asphyxie plutôt les finances publiques), mais elle accélère la raréfaction du pétrole et des matières premières (depuis l’exploitation du premier puits de pétrole, plus de 1000 milliards de barils ont été extraits des sous-sols, et on consomme quatre fois plus de pétrole que l’on ne découvre de nouveaux gisements). Notre dépendance extrême à l’égard d’un pétrole dont l’ère s’achève bientôt nous contraint à repenser radicalement notre façon d’appréhender l’espace, à résister à cette mode du « bougisme ». Et surtout à envisager le problème de l’emploi, non sous l’angle d’une paix sociale, mais sous celui d’une production socialement utile et écologiquement respectueuse.

La centralité de l’automobile est désormais caduque ; la culture asservie à la voiture a vécu. L’alternative à la voiture ne peut être que globale : pas seulement technique, mais essentiellement culturelle, philosophique, politique, civilisationnelle. Pour mettre en œuvre cette transformation, de nombreuses pistes s’offrent à nous :

° Redéfinir nos besoins réels en termes de déplacements utiles : l’hypermobilité tant glorifiée ne contribue en rien à l’épanouissement de l’humain-e. L’objectif est donc de réduire l’utilisation de la voiture et ses « dommages collatéraux », modérer la vitesse, l’encombrement, développer le covoiturage, le partage ou la location… Encore faudrait-il que l’individu sorte de son statut de « consommateur-automobiliste-téléspectateur ».

° Promouvoir les modes de déplacement « doux » (un trajet sur deux s’effectue sur moins de trois km) : marche, vélo, patins à roulettes, et les transports en commun (à plusieurs conditions : la gratuité, le faible impact écologique…).

° Multiplier les actions de désobéissance civile ou d’obstruction juridique lors de la construction ou de l’extension d’une autoroute, d’une rocade, d’un parking.

° Restaurer, à travers les quartiers, les communes, un cadre de vie à échelle humaine où règnent la convivialité, l’unité de la vie (habiter, travailler, s’instruire, se détendre, communiquer…).

Mais un tel « programme » nécessite une sortie du capitalisme, une (ré)appropriation, non seulement de la rue, mais de l’ensemble de l’outil de production, des moyens d’existence. La colère ne suffira pas. Vous avez dit « révolution » ?

Jean-Pierre TERTRAIS (Groupe la sociale – Fédération anarchiste Rennes) http://www.farennes.org/