Mercredi 19 novembre 1997, sous le titre « Les perroquets du pouvoir », Philippe Val consacrait la quasi-intégralité de son éditorial de Charlie Hebdo à l’enthousiasme délirant que lui inspirait la parution des Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi. Il y évoquait les « BHL, Giesbert, Ockrent, Sinclair », etc., tous « voguant dans la même croisière de milliardaires qui s’amusent », et qui « n’ont aucune envie de voir tarir le fleuve de privilèges qui prend sa source dans leurs connivences ou leurs compromissions ». Il jugeait certains passages « à hurler de rire », en particulier le chapitre « Les amis de Bernard-Henri », qu’il conseillait de « lire à haute voix entre copains ».

Six mois plus tard, mercredi 27 mai 1998, sous le titre « BHL, l’Aimé Jacquet de la pensée » (c’était juste avant la Coupe du monde de football), il volait encore au secours du livre de Halimi, contre lequel toute la presse n’en finissait plus de se déchaîner. Il épinglait le chroniqueur du Point pour avoir, dans son « Bloc-notes », assimilé Bourdieu à Le Pen. Et le futur défenseur du « oui » à la Constitution européenne se désolait :

« Penser que le désir d’Europe sociale des uns est de même nature que le refus nationaliste de l’Europe des lepénistes ne grandit pas le penseur… »

En 2005, Philippe Val comparerait l’attitude des partisans du « non » à celle de Fabien Barthez crachant sur l’arbitre.

Mercredi 1er mars 2006. Continuant d’exploiter le filon providentiel des caricatures danoises, Charlie Hebdo publie à grand fracas un « Manifeste des Douze » (hou, hou ! morte de rire !) intitulé « Ensemble contre le totalitarisme islamique » (sur la prolifération actuelle du mot « ensemble » et sa signification, lire l’analyse d’Eric Hazan dans LQR, La propagande du quotidien, [2], signé notamment par Philippe Val, Caroline Fourest (auteure de best-sellers sur la menace islamique et membre de la rédaction de Charlie Hebdo), Salman Rushdie, Taslima Nasreen, et… Bernard-Henri Lévy. « L’Aimé Jacquet de la pensée » a droit, comme les autres signataires, à sa notice biographique (moins longue que celle de Caroline Fourest, quand même, hein ! Faut pas déconner !), qui commence ainsi :

« Philosophe français, né en Algérie, engagé contre tous les « ismes » du XXe siècle (fascisme, antisémitisme, totalitarisme et terrorisme). »

Ce coup des « ismes », le journal nous le refait dans son « manifeste » foireux, qui semble avoir été torché en cinq minutes sur un coin de table en mettant bout à bout tous les mots creux et pompeux dont se gargarisent en boucle, sur les ondes et dans la presse, les « perroquets du pouvoir » :

« Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. »

Les opprimés ont une manière
tout à fait malséante
d’exprimer leur désespoir

Il en manque pas mal, des « ismes », dans cette liste : colonialisme, impérialisme, racisme, libéralisme… Autant de notions qui, à une époque, avaient pourtant droit de cité dans les colonnes de Charlie. Balayer d’un revers de main, ou ne même pas voir, depuis son pavillon cossu de la banlieue parisienne, les conditions de vie et les spoliations subies par les perdants du nouvel ordre mondial ; s’incommoder de ce que les opprimés, décidément, aient une manière tout à fait malséante d’exprimer leur désespoir, et ne plus s’incommoder que de cela ; inverser les causes et les conséquences de leur radicalisation (il n’y a pas d’attentats en Israël parce qu’il y a une occupation, mais il y a une occupation parce qu’il y a des attentats), et, au passage, accorder sa bénédiction à la persistance de toutes les injustices qui empoisonnent le monde ; parer l’Occident de toutes les vertus et l’absoudre de tous ses torts ou ses crimes : non, il fut un temps où on n’aurait jamais trouvé dans ce journal une pensée aussi odieuse.

Mais c’était à une époque où Charlie vivait et prospérait en marge du microcosme médiatique, qu’il ne fréquentait pas, et qu’il narguait de sa liberté de ton et de ses finances florissantes – quand il ne lui adressait pas de splendides bras d’honneur. L’équipe, dans sa grande majorité, se satisfaisait parfaitement de cette situation…. Mais pas Philippe Val, à qui la reconnaissance du méprisable ramassis de gauchistes que constituait à ses yeux le lectorat du journal suffisait de moins en moins – avant de finir par carrément l’insupporter. Son besoin de voir sa notoriété se traduire en surface médiatique devait le pousser d’abord à nouer un partenariat avec Libération, en convenant d’un échange d’encarts publicitaires entre les deux journaux. Pour justifier la chose aux yeux d’un lectorat très hostile à la publicité, il se livra à des contorsions rhétoriques dont la mauvaise foi fut impitoyablement disséquée par Arno sur Uzine.

Philippe Val, qui, par un hasard facétieux, venait justement d’être connecté à Internet, tomba sur l’article, et piqua une crise de rage dont ses collaborateurs se souviennent encore. Le mercredi suivant [3], les lecteurs de Charlie purent découvrir un édito incendiaire intitulé : « Internet, la Kommandantur libérale », qui fut suivi d’un autre, tout aussi virulent, quinze jours plus tard. On y lisait notamment que, si Internet avait existé en 1942,

« les résistants auraient tous été exterminés en six mois, et on pourrait multiplier par trois les victimes des camps de concentration et d’extermination ».

Il faut le savoir : contredire Philippe Val est aussi grave qu’envoyer un résistant en camp de concentration. Bien sûr, le « Kim Il-Sung de la rue de Turbigo », comme le surnomme aimablement PLPL, ne faisait nulle part mention de l’article d’Arno (il expliquait avoir choisi de traiter ce sujet cette semaine-là parce qu’on lui demandait souvent pourquoi Charlie n’avait pas de site !), et ne précisait pas que la seule forme de négationnisme à laquelle il avait été personnellement confronté dans ce repaire de nazis virtuel ne remettait en cause que son propre génie.

Flatter les plus bas instincts des masses
tout en se prenant pour Jean Moulin

S’étant peu à peu aliéné son lectorat d’origine, et ayant vu ses ventes baisser dangereusement, Charlie Hebdo en est désormais réduit, pour exister, à multiplier les coups de pub aussi lucratifs qu’insignifiants et à développer le « cobranding » tous azimuts. Après d’innombrables tentatives infructueuses pour créer un « buzz » médiatique autour du journal, comme en témoignaient semaine après semaine les titres d’un sensationnalisme maladroit étalés dans l’encart publicitaire de Libération, avec les caricatures danoises, enfin ! ça a pris. Le créneau ultra-vendeur de l’islamophobie, sur lequel surfe déjà sans vergogne l’écrasante majorité des médias, permet de copiner avec les puissants et de flatter les plus bas instincts des masses tout en se prenant pour Jean Moulin : bref, c’est idéal. Sauf que, en s’y précipitant comme sur une aubaine, le journal achève sa lente dérive vers un marécage idéologique dont la fétidité chatouille de plus en plus les narines.

Dans son éditorial de ce fameux numéro publiant les caricatures danoises, Philippe Val écrit doctement que

« le racisme s’exprime quand on rejette sur toute une communauté ce que l’on reproche à l’un des membres »

Ce qui lui permet de conclure que

« quand un dessinateur danois caricature Mahomet et que dans tout le Moyen-Orient, la chasse aux Danois est ouverte, on se retrouve face à un phénomène raciste comparable aux pogroms et aux ratonnades »).

Or, « rejeter sur toute une communauté ce que l’on reproche à l’un des membres », c’est exactement ce que fait le dessin danois représentant Mahomet avec un turban en forme de bombe. Par une amère ironie du sort, Charlie Hebdo, ancien journal du combat antiraciste, a donc érigé en symbole de la liberté d’expression une caricature raciste. Dans Le Monde diplomatique de mars 2006, Alain Gresh cite le journaliste Martin Burcharth :

« Nous, Danois, sommes devenus de plus en plus xénophobes. La publication des caricatures a peu de relations avec la volonté de voir émerger un débat sur l’autocensure et la liberté d’expression. Elle ne peut être comprise que dans le climat d’hostilité prégnante à tout ce qui est musulman chez nous. » Il précise aussi que le quotidien conservateur Jyllands-Posten, qui a fait paraître les caricatures de Mahomet, « avait refusé, il y a quelques années, de publier une caricature montrant le Christ, avec les épines de sa couronne transformées en bombes, s’attaquant à des cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ».

Et c’est dans ce journal-là que Charlie Hebdo vient de publier la version anglaise de son « manifeste » [4] !

Mais peu importe, car le créneau islamophobe a un autre avantage, qui, dans le cas de nos amis, s’avère particulièrement précieux : il est tellement en phase avec la bien-pensance majoritaire qu’il permet de raconter plein de conneries, ou de recourir au terrorisme intellectuel le plus éhonté, sans jamais être discrédité ou sérieusement contesté. S’il en allait autrement, Val pourrait-il affirmer par exemple à la télévision que, si on fait l’amalgame entre islam et terrorisme, c’est de la faute des terroristes islamistes – un peu comme si on rendait responsables du vieux cliché sur les juifs et l’argent, non pas les antisémites, mais les juifs riches ?! Ou pourrait-il se féliciter, dans son édito, de ce que le dessin avec le turban en forme de bombe ne soit « pas très bon », car cela permet « d’exclure du débat sa valeur esthétique pour le recentrer sur la question de la liberté d’expression » – un sophisme qui, comme toutes ces pirouettes dont il est coutumier et dont il semble retirer une fierté sans bornes, est remarquablement débile ?

Sur ce dernier point, d’ailleurs, Caroline Fourest donne une version un peu différente de celle de son patron. Dans la page de publicité gratuite offerte par Libération [5] à ce numéro spécial de Charlie, elle commentait :

« On ne s’est pas lâché cette semaine. Le dessin qui nous a fait le plus rire n’est pas passé. C’était trop facile, gratuit et sans message derrière. »

Parce que, derrière le turban en forme de bombe, il y a un « message » ? Tiens donc ! Et lequel ? (Au passage, cet article de Libération était cosigné par Renaud Dély, qui est, ou en tout cas a été, chroniqueur politique à Charlie Hebdo sous un pseudonyme : le cobranding, ça marche !) Il semblerait qu’on rie beaucoup aux dépens des Arabes – pardon, des « intégristes » – à Charlie Hebdo en ce moment.

Ça ne date d’ailleurs pas d’hier : il y a quelques années, quand Nagui était arrivé sur Canal Plus pour présenter Nulle part ailleurs, Cabu l’avait caricaturé en Une de Charlie Hebdo en chameau des publicités Camel. Canal Plus avait alors fait livrer par coursier à la rédaction un montage dans lequel, au-dessus de ce dessin, le titre « Charlie Hebdo » avait été remplacé par « National Hebdo ».

« Esprit des Lumières »
ou bombe éclairante ?

Le plus comique, c’est peut-être les tentatives désespérées de l’équipe pour nous faire croire que, malgré tout, elle reste de gauche. Dans son dernier opus, La tentation obscurantiste, consacré à l’épuration de la gauche telle qu’elle la rêve (168 pages avec que des listes de noms, un livre garanti sans l’ombre du début d’une idée dedans !), Caroline Fourest se désole parce que, dans un article, j’ai osé douter de sa légitimité à prétendre incarner la « vraie » gauche (par opposition à celle qui refuse de partager ses fantasmes d’invasion islamique).

Outre le fait que la pensée qu’on a décrite plus haut, et que propage désormais Charlie, est une pensée d’acquiescement passionné à l’ordre du monde, ce qui n’est pas très « de gauche », nos vaillants éradicateurs devraient examiner d’un peu plus près le pedigree de leurs nouveaux amis. Caroline Fourest et Fiammetta Venner – elle aussi « journaliste » à Charlie – sont adulées par Le Point et L’Express (lequel publie lui aussi le « manifeste »), deux titres, comme chacun sait, furieusement progressistes. Elles sont copines avec Ayaan Hirsi Ali, députée néerlandaises, amie de Théo Van Gogh intronisée en politique par le très libéral Frits Bolkestein, qui
« fut le premier [aux Pays-Bas] à déclarer incompatibles, au début des années 1990, les valeurs des immigrés musulmans et celles de son pays » [6] – Ayaan Hirsi Ali a elle aussi signé le « manifeste ». Fiammetta Venner ne voit aucun problème à donner une interview à un site répondant au doux nom de « Primo-Europe », créé par des « citoyens qui considèrent que l’information sur le Moyen Orient est, en Europe en général et en France en particulier, diffusée en fonction de préjugés manichéens où le commentaire l’emporte sur le fait », et sur lequel elle figure aux côtés d’un Alexandre Del Valle, par exemple.

Mieux : comme l’a relevé PLPL, Venner et Fourest écrivent désormais aussi dans le Wall Street Journal, « organe de Bush, des néoconservateurs américains, de la droite religieuse et de Wall Street » ; elles s’y alarment de l’« incapacité des immigrants arabes à s’intégrer » et de la « menace pour les démocraties occidentales » de les voir rejoindre des « cellules terroristes islamistes » [7]. La tribune dont sont extraites ces lignes s’intitule « War on Eurabia », « Eurabia » (« Eurabie ») étant l’un des termes de prédilection d’Oriana Fallaci (dont le livre avait d’ailleurs été encensé dans les colonnes de Charlie par Robert Misrahi).

Quant à Philippe Val, la même page de PLPL nous apprend qu’en août 2005, un hommage lui a été rendu dans un discours par un dirigeant du MNR de Bruno Mégret : `

« Les musulmans sentent bien la force de leur nombre, ont un sentiment très fort de leur appartenance à une même communauté et entendent nous imposer leurs valeurs. En ce moment, des signes montrent que nous ne sommes pas seuls à prendre conscience de ce problème. (…) J’ai eu la surprise de retrouver cette idée chez un éditorialiste qui est à l’opposé de ce que nous représentons, Philippe Val, de Charlie Hebdo, dans un numéro d’octobre 2004. »

Commentaire perfide du mensuel :

« Il y a dix ans, Philippe n’avait qu’une idée : interdire le Front national, dont Mégret était alors le numéro 2. Désormais, Val inspire certains des chefs du MNR. »

Enfin, le 2 mars 2006, dans Libération, Daniel Leconte vient d’offrir à ses amis une tribune d’une page intitulée « Merci Charlie Hebdo ! ». Le présentateur-producteur d’Arte [8] y rend hommage à ses confrères qui ont « refusé de céder à la peur », et se répand au passage en lamentations sur l’injustice dont la France a fait preuve à l’égard des Etats-Unis après le 11-Septembre, et sur les errements dont elle s’est rendue coupable lors de la guerre d’Irak, en les isolant devant le Conseil de sécurité de l’ONU et en « laissant entendre que, de victime, ils étaient devenus les fauteurs de troubles ». On se demande effectivement où on a bien pu aller chercher une idée pareille. Il conclut en réclamant sans rire le prix Albert-Londres pour Charlie Hebdo, estimant que le journal a défendu un « esprit des Lumières » qu’il confond visiblement avec la lueur des bombes éclairantes de l’armée américaine.

Cadeau un brin empoisonné que cette tribune. On commence par prétendre ne faire que critiquer la religion musulmane, opium de ces pouilleux d’Arabes, en se prévalant de son passé de bouffeurs de curés, et on finit intronisé journal néoconservateur par des faucons à oreillette ! Mince, alors ! Quelque chose a dû merder en chemin, mais quoi ? Les voies de l’anticléricalisme sont parfois impénétrables.

Tu la sens, ma défense de la démocratie ?

Leconte se félicite de ce que Charlie ait témoigné de ce que « la France n’est pas seulement cet assemblage de volontés molles ». Déjà, la déclaration de Luz (attribuée par erreur à Philippe Val) selon laquelle la rédaction de Charlie, dans son choix des caricatures qu’elle allait publier, avait « écarté tout ce qui était mou de la bite », avait mis la puce à l’oreille du blogueur Bernard Lallement :

« Toute la tragédie est là. Faire, comme du Viagra, de l’islamophobie un remède à son impuissance, expose aux mêmes effets secondaires indésirables : les troubles de la vue ; sauf, bien sûr, pour le tiroir caisse. »

La volonté agressive d’en découdre, de « ne pas se dégonfler », suinte de partout dans cette affaire. Val affirme que ne pas publier les dessins serait aller à « Munich » – comme le faisait déjà Alain Finkielkraut, dont il partage la paranoïa identitaire, lors des premières affaires de voile à l’école. On n’est pas dans la défense des grands principes, mais dans cette logique d’escalade haineuse et guerrière, « œil pour œil dent pour dent », qui constitue le préalable indispensable de tous les passages à l’acte, et les légitime par avance. Tout le monde, d’ailleurs, fait spontanément le rapprochement entre les dessins danois et certains feuilletons antisémites diffusés par des chaînes arabes, admettant ainsi implicitement qu’ils sont de même nature. Le journal allemand Die Welt a par exemple publié les caricatures en les assortissant de ce commentaire :

« Nous attacherions plus d’importance aux critiques musulmanes si elles n’étaient pas aussi hypocrites. Les imams n’ont rien dit quand la télévision syrienne, à une heure de grande écoute, a présenté des rabbins comme étant des cannibales buveurs de sang. »

Une telle attitude dénote en tout cas une mentalité à des années-lumière de la sagesse philosophique dont voudrait par ailleurs se parer le Bourgeois gentilhomme du marigot médiatique parisien. Répéter toutes les deux phrases, d’un air sinistre et pénétré, le mot magique de « démocratie », suffit peut-être à Philippe Val pour se faire adouber par ses compères éditorialistes, mais, pour prétendre au statut de penseur, il faudrait peut-être commencer par envisager le monde d’une manière un peu moins… caricaturale.

En témoigne le tableau grotesque qu’il nous brosse du Danemark, merveilleuse démocratie peuplée de grands blonds aux yeux bleus qui achètent un tas de livres, ont une super protection sociale et ont refusé de livrer leurs ressortissants juifs aux nazis, tandis que le monde musulman se réduirait à un grouillement de masses incultes et fanatiques qui n’ont même pas la carte Vitale. Peu importe si par ailleurs la presse regorge d’articles sur la prospérité du racisme et l’actuelle montée de l’extrême droite au Danemark (bah, si on a sauvé des juifs pendant la guerre, on a bien le droit de ratonner un peu et de profaner quelques tombes musulmanes soixante plus tard, tout ça n’est pas bien méchant !). Et si on nous rappelle ici et là que le Danemark est un pays où l’Eglise n’est pas séparée de l’Etat :

« Il existe une religion d’Etat, le protestantisme luthérien, les prêtres sont des fonctionnaires, les cours de christianisme sont obligatoires à l’école, etc. » [9].

Mais notre va-t-en guerre des civilisations ne s’encombre pas de tels détails. Lors de l’éclatement de la seconde Intifada, déjà, il avait décrété que Charlie devait défendre la politique israélienne, parce qu’Israël était une démocratie et parce que tous les philosophes importants de l’Histoire étaient juifs, tandis que son équipe effarée – il faut dire que sa composition était alors assez différente – tentait d’évaluer en un rapide calcul le nombre d’erreurs grossières, de raccourcis vertigineux et de simplifications imbéciles qu’il était ainsi capable d’opérer dans la même phrase. Pour ma part, abasourdie de devoir en arriver là, je m’étais évertuée à le persuader qu’il existait aussi des « lettrés » dans le monde arabe ; je m’étais heurtée à un mur de scepticisme réprobateur. Prôner la supériorité de sa propre civilisation, et faire preuve, par là même, d’une vulgarité et d’une inculture assez peu dignes de l’image qu’on veut en donner : c’est le paradoxe qu’on avait déjà relevé chez Oriana Fallaci, qui écrivait dans La rage et l’orgueil :

« Derrière notre civilisation il y a Homère, il y a Socrate, il y a Platon, il y a Aristote, il y a Phidias. (…) Alors que derrière l’autre culture, la culture des barbus avec la tunique et le turban, qu’est-ce qu’on trouve ?… »

Eh bien, je ne sais pas, moi… Ça, par exemple…?

Comme on le disait à l’époque, en voilà, un argument hautement « civilisé » : « Dans ma culture il y a plein de génies alors que chez toi il n’y a que des idiots, nana-nè-reu ! » Les civilisations n’ont rien à s’envier les unes aux autres, ni du point de vue des connaissances, ni de celui des valeurs. Comme écrivait le prix Nobel d’économie Amartya Sen :

« Tenter de vendre les droits de l’homme comme une contribution de l’Occident au reste du monde, n’est pas seulement historiquement superficiel et culturellement chauvin, c’est également contre-productif. Cela produit une aliénation artificielle, qui n’est pas justifiée et n’incite pas à une meilleure compréhension entre les uns et les autres. Les idées fondamentales qui sous-tendent les droits de l’homme sont apparues sous une forme ou une autre dans différentes cultures. Elles constituent des matériaux solides et positifs pour étayer l’histoire et la tradition de toute grande civilisation. »

Non seulement le discours des Val et des Fallaci témoigne d’une méconnaissance crasse des autres cultures, mais il néglige aussi le fait que, comme n’a eu de cesse de le rappeler un Edward Saïd, aucune civilisation n’a connu un développement étanche, et toutes se sont constituées par des apports mutuels incessants, rendant absolument vain ce genre de concours aux points.

Défendre la démocratie,
ne serait-ce pas plutôt
refuser la logique du bouc émissaire,
si utile aux démagogues
qui veulent la subvertir à leur profit ?

Par les temps qui courent, raisonner à partir de telles approximations, en se contentant de manier des clichés sans jamais interroger leur adéquation au réel, peut s’avérer rien moins que meurtrier. Il est stupéfiant que, dans un « débat » comme celui suscité par les caricatures danoises, tout le monde pérore en faisant complètement abstraction du contexte dans lequel il se déroule : un contexte dans lequel un certain nombre d’instances de par le monde tentent de dresser les populations les unes contre les autres en les persuadant que « ceux d’en face » veulent les anéantir. En Occident, ces instances sont celles qui tentent de faire du musulman le bouc émissaire de tous les maux de la société, la nouvelle menace permettant d’opérer une utile diversion.

Dès lors, de deux choses l’une : soit on adhère à cette vision, et alors on assume sa participation active à cette construction, avec les responsabilités que cela implique ; soit on la récuse, et on estime que la nécessité de l’enrayer – ou d’essayer de l’enrayer – commande d’observer la plus grande prudence. Laquelle prudence ne signifie pas qu’on est « mou de la bite », mais plutôt qu’on a peu de goût pour les stigmatisations déshumanisantes, sachant à quoi elles peuvent mener. Le courage ne commanderait-il pas plutôt de résister aux préjugés majoritaires, et la véritable défense de la démocratie, de refuser cette logique du bouc émissaire si utile aux démagogues qui veulent la subvertir à leur profit ? Ce qui est sûr, c’est qu’en aucun cas on ne peut se dédouaner en écrivant, comme le fait Philippe Val, que

« si la Troisième Guerre mondiale devait éclater, elle éclaterait de toute façon », et que « l’amalgame entre racisme et critique de la religion est à peu près aussi cohérent que l’était, à l’époque de Franco, l’amalgame entre critique du fascisme et racisme anti-ibérique »

Voilà vraiment ce qui s’appelle jouer au con.

En décembre dernier, toujours pour essayer de faire parler du journal, les caricaturistes de Charlie Hebdo avaient postulé par dérision à la succession de Jacques Faizant. Qu’ils se rassurent, ils ont toutes leurs chances : en matière d’ethnocentrisme rance, ils n’ont déjà plus rien à envier au défunt dessinateur du Figaro. Ils ont seulement un peu modernisé le trait…

p.-s.
Ce texte est paru en mars 2006 sur le site Périphéries. Sur « l’affaire des caricatures danoises », lire aussi Domenico Joze, « Quand des médias caricaturaux pérorent sur des caricatures »

notes
[1] Le Crapouillot fut un journal anticonformiste fondé au début du 20ème siècle, et qui a connu, à partir des années 60, une dérive droitière voire d’extrême droite

[2] E. Hazan, LQR, La propagande du quotidien, Raisons d’agir

[3] 17 janvier 2001

[4] Pour lire cette version, cliquer ici

[5] Le 9 février 2006

[6] Lire l’article d’Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’islam »

[7] Fourest, Wall Street Journal, 2 février 2005

[8] lire « Quand Arte dérape », paru dans Le Courrier, 10 mai 2004

[9] Alain Gresh dans Le Monde Diplomatique de mars

http://lmsi.net/L-obscurantisme-beauf