Ces derniers mois, les médias ont rapporté abondamment les suicides d’employés de France Telecom (33 en 18 mois, presque 2 par mois). Ce n’est pas la première fois que les journaux titrent sur des cas de suicide au travail ou à cause du travail. On peut se souvenir de ce qui s’est passé il y a 2 ans à Peugeot et à Renault.

Il appartient aux révolutionnaires de se pencher, pour leur part aussi, sur la question de la souffrance et du suicide au travail.

En premier lieu, parce que tout ce qui concerne les conditions de vie de la classe exploitée fait partie de leur préoccupations permanentes.

Mais aussi, et surtout, parce que l’émergence et le développement de ce phénomène est un symptôme très parlant de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le système capitaliste, un état qui appelle, avec une force et une urgence sans précédent, la nécessité de renverser ce système et de le remplacer par une société capable de satisfaire les besoins humains.

Émergence du phénomène en France
Le suicide sur le lieu de travail n’est pas un phénomène entièrement nouveau car il a été constaté depuis longtemps parmi les agriculteurs. A cela, il existait une cause fondamentale : dans cette profession, l’espace de la vie privée et l’espace professionnel sont en général confondus. La maison du paysan et la ferme qu’il exploite se trouvent, la plupart du temps, au même endroit.

Ce qui est nouveau et constaté depuis le début des années 1990, c’est l’apparition et l’augmentation des suicides sur le lieu de travail dans d’autres secteurs professionnels, l’industrie et surtout le tertiaire. Lorsqu’une personne se suicide chez elle ou en dehors de son travail, il n’est pas facile de prouver que la cause principale de son geste réside dans une souffrance liée au travail. C’est là-dessus que jouent les patrons pour essayer de se dédouaner lorsque la famille essaie de faire reconnaître le geste de la victime comme accident du travail. En revanche, lorsque le suicide a lieu sur le lieu de travail lui-même, l’esquive de la part du patron est plus difficile. Il faut donc interpréter le suicide sur le lieu de travail comme un message très clair que veut faire passer son auteur : « ce n’est pas à cause d’une rupture sentimentale, d’un divorce ou de ma ‘nature dépressive’ que je meurs, c’est le patron ou le système qu’il incarne, qui est responsable de ma mort. »

L’augmentation du nombre des suicides au travail, ou à cause du travail, traduit donc le développement d’un phénomène beaucoup plus massif dont ils ne sont que la pointe de l’iceberg : l’augmentation de la souffrance au travail.

La souffrance au travail n’est évidemment pas un phénomène nouveau : les maladies professionnelles existent depuis longtemps, en fait depuis la révolution industrielle qui a transformé le travail humain en un véritable enfer pour la plupart des salariés. Dès le début du 19e siècle, les auteurs socialistes avaient dénoncé les conditions de travail auxquelles le capital soumettait les êtres humains qu’il exploitait. Cela-dit, depuis cette époque et jusqu’à la fin du vingtième siècle, le suicide ne faisait pas partie des réponses apportées par les exploités à la souffrance qu’ils subissaient.

En fait, le suicide résulte d’une souffrance psychique bien plus que physique. Mais la souffrance psychique n’est pas nouvelle non plus : le harcèlement et les humiliations de la part des petits chefs existent depuis longtemps aussi. Mais, dans le passé, cette souffrance subie par les exploités ne débouchait pas sur le suicide, sinon de façon exceptionnelle.

Comment le phénomène est-il analysé par les spécialistes ?
Le suicide a été étudié depuis longtemps, notamment par le sociologue Durkheim à la fin du 19e siècle. Déjà, Durkheim, avait identifié les racines sociales et non simplement individuelles du suicide : « Si l’individu cède au moindre choc des circonstances, c’est que l’état où se trouve la société en a fait une proie toute prête pour le suicide. »

De même, l’étude de la souffrance au travail, y compris sous ses aspects psychiques, remonte à assez loin. Cela-dit, les études sur le suicide comme conséquence de la souffrance au travail sont beaucoup plus récentes du fait de l’apparition récente de ce phénomène. Plusieurs hypothèses ont été avancées, un certain nombre de constats ont été faits, pour expliquer l’émergence de ce phénomène. On peut, en particulier, évoquer les réflexions de Christophe Dejours, qui est un psychiatre, ancien médecin du travail, aujourd’hui également universitaire et auteur de plusieurs livres célèbres sur la question (comme « Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale » ou « Travail, usure mentale »).

Quelques hypothèses,…
1) La « centralité du travail » : le travail (entendu non pas seulement comme moyen de gagner sa vie mais comme activité productive et créatrice bénéficiant à autrui) joue un rôle central dans la santé mentale de chaque individu. De ce fait, une souffrance dans cette sphère de la vie a des conséquences finalement plus dramatiques qu’une souffrance issue de la sphère privée ou familiale. Concrètement, si quelqu’un souffre dans sa vie familiale, cela se répercute moins dans sa vie au travail que le contraire.

2) La reconnaissance du travail et de sa qualité de la part d’autrui : dans une société hiérarchisée comme la nôtre, cette reconnaissance se manifeste évidemment dans la considération que l’on reçoit de la part de ses chefs et dans le salaire qu’on reçoit du patron (on parle, dans ce cas-là, de la « reconnaissance verticale »). Mais il existe une autre forme de reconnaissance finalement plus importante pour le travailleur au quotidien : c’est la reconnaissance de son travail par ses collègues (appelée « reconnaissance horizontale »), c’est le signe qu’il s’intègre dans la communauté des « gens du métier » avec qui il partage son expérience et son savoir-faire ainsi que le goût du travail bien fait. Même s’il est mal considéré par ses chefs ou son patron parce qu’il se refuse de se plier à leurs exigences, il pourra néanmoins maintenir son équilibre si ses camarades de travail n’entrent pas dans le jeu de la hiérarchie et lui maintiennent leur confiance. Par contre, tout bascule s’il perd aussi la confiance de ces derniers.

… quelques constats…
1) La croissance de la surcharge de travail : c’est quelque chose qui semble paradoxal car, avec le développement des nouvelles technologies qui permettent l’automatisation de toute une série de tâches, certains avaient annoncé « la fin du travail » ou au moins la possibilité de diminuer de façon significative la charge de travail. C’est le contraire qui est vrai depuis deux décennies. La charge de travail ne cesse d’augmenter à tel point que, dans un pays comme le Japon, on a inventé un mot nouveau, le Karôshi, qui désigne une mort subite (par crise cardiaque ou accident vasculaire cérébral) de sujets qui n’avaient aucune pathologie particulière mais qui se sont « tués au travail » au sens propre. C’est un phénomène qui ne touche pas que le Japon, même s’il a pris dans ce pays son extension la plus grande. Il est observé également aux États-Unis et en Europe occidentale.

Une autre manifestation de cette surcharge de travail et qui a nécessité la création d’un mot nouveau, c’est le « burn out » qui est une forme particulière de dépression liée à l’épuisement. C’est un terme parlant : le travailleur se retrouve à l’état de cendres pour avoir trop brûlé son énergie.

2) Le développement de pathologies résultant du harcèlement

Ces pathologies sont aujourd’hui bien étudiées : syndromes dépressifs, troubles de la mémoire, désorientation dans l’espace et dans le temps, sentiment de persécution, troubles psychosomatiques (touchant notamment les sphères utérine, mammaire, thyroïdienne).

Christophe Dejours analyse ainsi ce phénomène :

« Le harcèlement au travail n’est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies. C’est nouveau parce qu’il y en a beaucoup maintenant, alors qu’il y en avait beaucoup moins autrefois. Entre le harcèlement, d’un côté, et les pathologies, de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la déstructuration de ce que l’on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C’est l’élément déterminant de l’augmentation des pathologies. En d’autres termes, les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude. » (Christophe Dejours, Aliénation et clinique du travail, Actuel Marx, n° 39)

« Il y a trente ou quarante ans, le harcèlement, les injustices existaient, mais il n’y avait pas de suicides au travail. Leur apparition est liée à la déstructuration des solidarités entre les salariés. » (Christophe Dejours, Entretien publié par Le Monde du 14.08.09)

On touche ici à un élément très important de la souffrance psychique liée au travail et qui permet en grande partie d’expliquer l’augmentation des suicides : l’isolement du travailleur.

… et quelques interprétations
Comment les spécialistes comprennent-ils ce phénomène d’isolement des travailleurs ?

Pour expliquer ce phénomène, Christophe Dejours accorde une importance toute particulière à la mise en place, aux cours des deux dernières décennies, de l’évaluation individualisée des performances :

« L’évaluation individualisée, lorsqu’elle est couplée à des contrats d’objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu’elle est rassemblée en centre de résultats ou encore en centre de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc.

Cette concurrence, lorsqu’elle est associée à la menace de licenciement conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu’elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes. Mais lorsque l’évaluation n’est pas couplée à des gratifications, mais à des sanctions ou des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L’individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu’aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s’installe entre les agents. »

« Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. » (Aliénation et clinique du travail)

Il souligne aussi qu’un des facteurs de réussite de ces nouvelles méthodes d’asservissement réside dans leur acceptation passive par la majorité des travailleurs, notamment du climat de peur qui s’accroit parmi eux, surtout la peur de perdre leur emploi face à la montée du chômage.

Il considère que la mise en place de ces nouvelles méthodes correspond au triomphe de l’idéologie libérale au cours des 20 dernières années.

Il s’intéresse aussi à ce qu’il appelle la « souffrance éthique » : le fait que les travailleurs, pris dans un étau de charges de travail toujours plus insupportables et de la nécessité d’afficher la réalisation des objectifs intenables qui leur ont été fixés, sont conduits à tricher et à faire du « sale boulot », voire accomplir un travail qu’ils réprouvent moralement, comme dans le télémarketing, par exemple. Une souffrance éthique qui affecte aussi beaucoup de cadres qui sont chargés de mettre en place ces nouvelles méthodes et à qui on demande de se transformer en tortionnaires.

Enfin, il constate que la question de l’augmentation de la souffrance au travail a été laissée de côté dans les revendications mises en avant par les syndicats.

Notre propre analyse
Quel lien peut-il y avoir entre ces analyses des spécialistes (notamment celles de Christophe Dejours) et la vision de notre propre organisation ?

En fait, le CCI peut se reconnaître tout-à-fait dans ces analyses, même si, évidemment, le point de départ n’est pas identique. Christophe Dejours est d’abord un médecin qui a pour vocation de soigner des personnes malades, ici des personnes qui sont malades de leur travail. Mais sa rigueur intellectuelle l’a obligé d’aller aux racines des pathologies qu’il se proposait de soigner. Pour sa part, le CCI est une organisation révolutionnaire qui combat le capitalisme dans la perspective de son renversement par la classe des travailleurs salariés.

Mais si on reprend chacun des points qui ont été présentés, on peut constater qu’ils s’intègrent très bien dans notre propre vision.

La « centralité du travail » :

C’est une des bases de l’analyse marxiste de la société :

– le rôle du travail, c’est-à-dire de la transformation de la nature, dans le surgissement de l’espèce humaine a été mis en avant par Engels, notamment, dans son ouvrage « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme » ;

– les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des liens que les hommes nouent entre eux dans la production sociale de leur existence, constituent, pour le marxisme, l’infrastructure de la société ; les autres sphères de celle-ci, rapports juridiques, modes de pensée, etc. dépendent, en dernière instance, de ces rapports de production ;

– Marx considère que dans la société communiste, lorsque le travail se sera émancipé des contraintes de la société capitaliste qui le transforment bien souvent en une véritable calamité, il deviendra le premier besoin de l’homme.

La reconnaissance par les autres :

C’est une des bases essentielles de la solidarité et du travail associé.

La solidarité est un des fondements de la société humaine, une caractéristique qui prend avec la lutte du prolétariat sa forme la plus complète, l’internationalisme : la solidarité ne se manifeste plus à l’égard des membres de la famille, de la tribu ou de la nation, mais à l’égard de toute l’espèce humaine.

Le travail associé suppose qu’on puisse compter les uns sur les autres dans le processus productif, qu’on se reconnaisse mutuellement. Il existe depuis le début de l’humanité, mais il a pris dans la société capitaliste sa plus grande extension. C’est justement cette socialisation du travail qui rend le communisme nécessaire et possible.

La surcharge de travail :

Le CCI, avec l’ensemble de la vision marxiste, a toujours considéré que les progrès de la technique ne permettaient nullement, par eux-mêmes, une diminution de la charge de travail dans le système capitaliste. La tendance « naturelle » de ce système, c’est d’extirper toujours plus de plus-value du travail des salariés. Et même lorsqu’il y a réduction de la durée de travail (comme ce fut le cas en France avec les 35 heures) il y a intensification des cadences, suppression des temps de pause, etc. C’est une réalité qui prend évidemment des formes bien plus violentes encore avec l’aggravation de la crise du capitalisme qui exacerbe la concurrence entre les entreprises capitalistes et entre les États.

La perte de la solidarité qui rend les travailleurs beaucoup plus vulnérables face au harcèlement :

C’est un phénomène que le CCI a analysé au cours des deux dernières décennies sous deux angles :

– le recul de la conscience et de la combativité au sein de la classe ouvrière résultant de l’effondrement des régimes soi-disant « socialistes » en 1989 et des campagnes sur la prétendue « victoire définitive » du « capitalisme libéral », sur la « fin de la lutte de classe » ;

– les effets délétères de la décomposition du capitalisme qui engendrent notamment le « chacun pour soi », « l’atomisation », la « débrouille individuelle », la « destruction des rapports qui fondent toute vie en société » (« La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », Revue Internationale n° 62, 2e trimestre 1990)

Ce sont ces deux facteurs qui expliquent en grande partie le fait que le capitalisme ait pu introduire depuis une vingtaine d’années des nouvelles méthodes de servitude sans provoquer de réponse de la part de la classe ouvrière, de luttes de résistance face à cette aggravation considérable de ses conditions de travail.

Celui qui se suicide à cause de son travail fait partie, en général, de ceux qui tentent de résister à cette montée de la barbarie sur le lieu de travail. Contrairement à beaucoup de ses collègues, il ne se résigne pas à subir la surcharge de travail, le harcèlement, le mépris qui s’applique aux efforts qu’il mobilise pour « faire un bon travail ». Mais comme il n’existe pas encore de résistance collective, pas suffisamment de solidarité entre les travailleurs, sa résistance et sa révolte contre l’injustice qu’il subit ou qu’il constate autour de lui restent individuelles et isolées. L’une et l’autre sont condamnées à l’échec. Et la conséquence ultime de cet échec, c’est le suicide qui n’est pas seulement un acte de désespoir mais aussi un dernier cri de révolte contre ce système qui l’a écrasé. Le fait que cette révolte prenne la forme d’une autodestruction n’est, en fin de compte, qu’une autre manifestation du nihilisme qui envahit l’ensemble de la société capitaliste, elle-même entraînée dans son autodestruction.

Lorsque le prolétariat reprendra le chemin des luttes massives, lorsque la solidarité de classe reviendra dans ses rangs, alors, il n’y aura plus de suicides au travail.

Fabienne et Mg – Courant Communiste International