Nous publions ci-dessous de très larges extraits d’un article du groupe turc Enternasyonalist Komünist Sol (EKS) qui analyse les rivalités impérialistes sous-jacentes aux récentes incursions de l’armée turque dans le Nord de l’Irak. Nous voulons souligner son importance à plusieurs titres. Avant tout, son analyse se situe d’un point de vue clairement prolétarien et internationaliste. EKS se prononce contre tout nationalisme turc ou kurde dans une région du monde où toutes les fractions bourgeoises font leur possible pour exciter les haines nationalistes à seule fin d’utiliser les ouvriers comme chair à canon. Cet article exprime aussi les profonds sentiments d’indignation et de révolte des ouvriers de Turquie envoyés au front et répond aux mensonges de la bourgeoisie qui répand, en Turquie comme ailleurs, le poison de sa propagande « d’union sacrée » pour la guerre.

« La dernière aventure de l’impérialisme turc dans le Nord de l’Irak (1) »

Le 21 février, 10 000 soldats ont traversé la frontière du Nord de l’Irak. Lors de cette incursion, des combats sanglants ont eu lieu le long des régions frontalières avec la Turquie. Le bilan des victimes de l’opération qui s’est achevée au bout de 8 jours est controversé. Les forces armées turques ont déclaré 21 morts côté turc et 237 côté PKK (2). Le PKK prétend avoir perdu 9 de ses hommes et assure qu’une centaine de soldats des forces armées turques sont morts. Une chose est par contre certaine, des centaines d’enfants d’ouvriers ont été poussés à s’entre-tuer durant ces huit jours !

Ce n’est pas la première opération conduite par l’armée turque en Irak. Pour les besoins de la guerre qu’elle mène contre le PKK, la Turquie est entrée en Irak 24 fois, avec notamment une incursion de 7000 hommes en 1983, de 15 000 en 1990, de 35 000 en 1995 et 1997, de 10 000 en 1998. Cependant, il y a une différence entre ces incursions et le dernier conflit. Auparavant, l’impérialisme turc opérait librement en Irak et sans la moindre réaction négative du régime de Saddam Hussein. Mais cette fois, en lançant cette dernière opération militaire, l’impérialisme turc a pris le risque réel d’une guerre plus sérieuse et totale avec les autorités locales. Massoud Barzani (3) a déclaré que « si l’armée turque visait des civils kurdes ou des structures civiles, nous ordonnerons une résistance large et générale » et le parlement irakien a voté pour la fermeture des bases des forces armées turques dans le Nord de l’Irak qui abritent 2000 soldats. Si la Turquie était restée plus longtemps en Irak, un conflit bien plus explosif aurait surgi. La véritable raison de l’invasion de l’impérialisme turc n’était pas l’attaque contre le PKK. Le prétexte « d’éradiquer le terrorisme » invoqué pour justifier cette guerre n’est qu’un mensonge. Alors pourquoi la Turquie est-elle entrée en Irak cette fois-ci ? Le porte-parole du gouvernement, Cemil Cicek, avait déclaré que « l’opération » durerait jusqu’à la destruction du PKK, tandis que le gouvernement désignait comme cible les Monts Kandil (4), ajoutant que l’armée ne partirait pas avant que le « boulot ne soit fait ». Pourquoi l’impérialisme turc a-t-il subitement fait marche arrière alors qu’il se vantait que personne ne pouvait s’opposer à son intervention en Irak ?

Afin de répondre à ces questions, il faut remettre la dernière offensive de la Turquie en Irak dans le contexte des rapports impérialistes à l’échelle mondiale. Les relations entre le gouvernement turc et les Etats-Unis étaient très tendues avant l’opération (Washington soutient l’aile iranienne du PKK, le PJAK, contre le régime iranien et parle de reconnaître éventuellement le génocide arménien). Avec cette offensive turque, les relations ont encore empiré, l’Amérique voyant d’un très mauvais œil ce risque de déstabilisation du Kurdistan alors que le bourbier irakien est déjà totalement instable. C’est pourquoi les Etats-Unis ont constamment répété que la Turquie devrait quitter l’Irak dans les plus brefs délais. La Turquie a d’ailleurs immédiatement arrêté l’opération dès le lendemain de la réunion entre le chef d’état-major de l’armée turque, le général Buyukanit, et le gouvernement américain. Quoi qu’il en soit, le gouvernement kurde en Irak a accusé, à juste titre, les Américains d’avoir autorisé l’invasion turque. Le problème principal de la bourgeoisie américaine dans cette région est l’Iran. Toutes les forces impliquées, l’armée turque comme le PKK, sont des alliés potentiels des Etats-Unis, au moins localement contre l’Iran et globalement contre la Russie. Les Etats-Unis ne veulent pas que la dernière « pièce » stable du territoire irakien, le Kurdistan, soit déstabilisée ; ils ne veulent pas que ces forces soient impliquées dans une guerre ouverte et soient amenées à s’entre-détruire, comme ils ne veulent pas qu’elles leur tournent le dos à cause de leurs conflits entre elles. L’activité du PKK dans le Nord de l’Irak a créé des tensions entre la Turquie et le gouvernement autonome kurde, dont les intérêts sont déjà incompatibles, et a créé des conditions de rapprochement entre la Turquie et l’Iran du fait de leur combat commun contre le PKK. Si on examine les localisations géographiques des camps du PKK au Nord de l’Irak, on peut voir que le camp Zap était très proche des frontières turques et de la ville d’Hakkari, donc très facile à investir. Cependant, les Monts Kandil, cible officielle du gouvernement turc, sont proches de la frontière iranienne. Le fait que les forces armées turques se soient dirigées immédiatement sur Zap indique que leur objectif réel était de pousser le PKK à se replier vers Kandil, c’est-à-dire vers l’Iran. Il est certain que l’impérialisme turc a envahi l’Irak avec la permission de l’Amérique et il est probable que non seulement la fin mais la conduite d’ensemble de l’attaque s’est effectuée selon les vœux des Etats-Unis (5).

« La réaction des ouvriers contre la guerre »

La 25e aventure de l’impérialisme turc dans le Nord de l’Irak a pris fin, amenant des centaines de cadavres en seulement huit jours. Cependant, la guerre entre le PKK et l’armée turque continue à forcer des ouvriers à se massacrer entre eux. L’invasion de l’Irak et la guerre qui perdure en Turquie sont des conflits internes à la bourgeoisie. Les victimes de ces conflits sanglants et barbares sont des ouvriers turcs et kurdes qui sont poussés à s’entre-tuer, à mourir et perdre ceux qu’ils aiment alors que leurs intérêts sont communs. La seule force sociale qui puisse arrêter cette guerre, tout comme la seule force qui puisse arrêter toutes les guerres impérialistes du monde, c’est la classe ouvrière. Ni le pacifisme, ni la lutte démocratique, ni les appels à la clémence de la bourgeoisie ne peuvent arrêter les guerres. Celles-ci sont partie intégrante du capitalisme et ne finiront que lorsque les ouvriers « transformeront la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire civile » comme ils l’ont fait en mettant fin à la Première Guerre mondiale. Il est donc nécessaire de connaître les réactions de la classe ouvrière à cette guerre, en particulier parmi les ouvriers qui ont le plus souffert : ceux qui ont été contraints d’aller au front et les familles de ceux qui en sont morts.

Le grand-père du soldat Bayram Guzel, mort en novembre 2007 : « Ce sont toujours les enfants des pauvres qui meurent. […] Pourquoi ce ne sont pas les enfants des patrons et des généraux les ‘martyrs’ ? » La mère de Burak Okay, mort en septembre 2006 : « Mon fils ne pouvait même pas tuer une mouche et ils l’ont envoyé dans les montagnes pour tuer des êtres humains. Mon fils n’est pas un martyr et il est mort pour rien. Je n’accepte pas que mon fils ait été sacrifié. » Le père de Cengiz Evranos, décédé le même mois : « Je ne dis pas ‘Tout pour le bien du pays’ (6). Je dis aux politiciens : envoyez vos enfants à Darbogaz aussi. » La mère de Sahin Abanoz, mort en avril 2006 : « Il y a une différence entre les riches et les pauvres. Y-a-t-il un seul enfant de député [sur le champ de bataille] ? Y a-t-il un seul enfant de président ? Ils envoient les enfants des pauvres, les enfants des infortunés. » Le fils d’un soldat qui a été une des premières victimes de la guerre entre le PKK et l’armée turque en 1980 : « Mes voisins me regardent d’un mauvais œil parce que je ne mets pas de drapeau sur mon balcon. Ils ne savent pas que le drapeau turc dans la maison n’a pas été acheté dans un magasin ou remis en promotion publicitaire d’un journal : on me l’a donné accroché au cercueil de mon père. Comment pourrais-je brandir ce drapeau ? Et combien de mètres carrés de drapeaux, de défilés militaires ou de discours chauvins pourraient apaiser ma peine ? Non, je n’ai pas mis de drapeau et je n’en mettrais pas. Peut-être que ces martyrs ne sont pas morts par millions, mais nombre d’entre nous y ont perdu pères, fils et frères. Et ils meurent d’une telle façon que notre chagrin sera sans fin. Je ne sais pas comment les autres familles réagissent, mais si j’avais un autre père, je ne voudrais jamais qu’il se sacrifie pour ce pays. » Un soldat, dont le « service » s’est achevé en 1998, déclare dans une interview anonyme : « Tous les régimes qui sont responsables de la continuation de la guerre devraient être brisés. Le capitalisme lui-même si c’est ce qu’il fait. » Quelqu’un qui a été soldat à Van en 1997 explique aux soldats ses sentiments ainsi : « Si je dois être à nouveau soldat, […] je ficherais le camp. Je rendrais définitivement cet uniforme vert et je serais emprisonné […] Je hais ceux qui nous ont menés à cette guerre et ceux qui en tirent profit. » Un ancien soldat de 1996 à Bingol déclare encore : « Le PKK est détesté des gens qui ont été au front autant que l’armée turque, l’Etat, les autres forces ou la police. » Un ancien soldat de 1995 à Siirt raconte : « Je voulais savoir qui était mon ennemi avant d’aller là-bas. A présent, je ne me pose plus la question. La classe dominante bien sûr, qui d’autre cela peut-il être ? » Un soldat de 1992 à Mardin explique : « Je n’ai jamais vu d’enfant de riche là-bas, ils n’envoient que les enfants des pauvres. Beaucoup se révoltaient alors, demandant pourquoi ils ne voyaient pas les enfants des riches, je pense que ceux qui se révoltaient avaient raison. »

La bourgeoisie craint cette réaction des soldats qui sont envoyés à la mort ou des familles auxquelles on demande de clamer « Tout pour le bien du pays » alors que leurs enfants sont morts. Et elle essaie de cacher cette réaction, de la condamner à tout prix et d’intimider ceux qui s’expriment. Chaque jour, la bourgeoisie cherche à cacher aussi les luttes ouvrières. Cependant, ces tentatives de la bourgeoisie ne peuvent masquer le fait que la lutte de classe se développe en Turquie comme dans l’ensemble du monde. Elles ne peuvent anéantir la volonté de la classe ouvrière de s’opposer aux obstacles que ses exploiteurs mettent en travers de sa route. Cette potentialité est suffisante pour égratigner sérieusement le pouvoir idéologique de la classe dominante, comme lorsque les enfants d’ouvriers, envoyés à la mort par les dirigeants des Forces armées turques ou du PKK, comprennent que l’ennemi n’est pas le prolétaire qu’ils ont en face d’eux mais ceux qui donnent les ordres. Lorsque la classe ouvrière commencera à agir et à lutter de façon unie, sur son propre terrain de classe et internationalement, la bourgeoisie sera balayée.

Enternasyonalist Komünist Sol (Groupe de la Gauche communiste proche du Courant Communiste International)

1) L’intégralité de cet article est disponible en anglais ici.

2) Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK – en kurde : Partiya Karkerên Kurdistan), formé en 1978 par Abdullah Öcalan, est une organisation armée se présentant comme un mouvement de guérilla. Le PKK est actif surtout en Turquie et, plus épisodiquement, en Irak, Iran et Syrie.

3) Actuel président du gouvernement autonome kurde en Irak et chef du Parti démocratique du Kurdistan depuis 1979.

4) Située à une centaine de kilomètres en territoire irakien, cette région est aujourd’hui considérée comme « le quartier général » du PKK.

5) NDLR : En résumé, les États-Unis, ont encouragé cette intervention turque pour tenter de nuire à l’Iran en poussant vers lui le PKK. Il fallait néanmoins que cette opération soit de courte durée pour ne pas risquer de déstabiliser l’ensemble du Kurdistan, d’où l’insistance américaine pour l’arrêt rapide de l’offensive turque.

6) « Tout pour le bien du pays » est un slogan nationaliste courant que l’Etat voulait entendre de la part des familles de soldats tués.