Depuis quelques années le bulletin Négatif [1] s’est efforcé de tirer les leçons des luttes les plus significatives de la dernière décennie. C’est de façon tout à fait valable qu’il souligne le rôle qu’y ont joué les syndicats : « En 1995, mais aussi en 2002/2003, nous avons pu constater que non seulement les centrales syndicales n’ont rien fait pour radicaliser la lutte contre l’État et sa politique de régression sociale, mais qu’elles ont tout mis en œuvre pour éviter une telle radicalisation. (…) L’histoire récente, de 1968 à 2003, fournit des exemples particulièrement frappants de la duplicité des directions syndicales labellisées par l’État et le patronat sous le nom de ‘partenaires sociaux’, de leur action néfaste ayant fortement contribué à l’échec des mouvements sociaux. (…) les luttes ouvrières du 20e siècle ont été loin de se confondre avec l’action syndicale (…) dans les moments où a soufflé l’esprit révolutionnaire, les ouvriers ont toujours trouvé face à eux, pour leur faire reprendre le chemin des ateliers et de la sacro-sainte production, les grandes organisations syndicales. »[2]

La question de la nature et du rôle des syndicats est de toute première importance pour le prolétariat dont les mouvements actuels expriment la recherche de la solidarité et de l’unité la plus large possible et se heurtent justement à l’obstacle syndical.

Par contre, Négatif ne donne aucune véritable indication sur la manière dont la classe ouvrière doit s’organiser pour accomplir la révolution, en dehors de l’affirmation selon laquelle « nous devons nous auto-organiser en dehors des partis et des syndicats » et de la recommandation qu’il « est souhaitable que l’assemblée générale soit l’instance de décision souveraine dans un mouvement ». Cependant, Négatif, en cherchant à juste raison une autre alternative, s’est laissé séduire par l’expérience du « syndicalisme révolutionnaire », notamment des Industrial Workers of the World (IWW), qui ont développé leur activité aux États-Unis au début du 20e siècle.

« Une fausse lecture des textes du mouvement ouvrier »

En dépit de son effort pour développer sa critique des syndicats en faisant appel à l’histoire de la classe ouvrière, en s’appuyant sur des écrits de militants authentiquement prolétariens comme Benjamin Péret et Anton Pannekoek, Négatif ne retient que les côtés les plus faibles de ces contributions. En résumé, pour Négatif « la critique de [l’]action [des syndicats] à tel ou tel moment de leur histoire se confond (…) avec celle d’une bureaucratie toute puissante, qui a réussi à maintenir son emprise sur l’ensemble des salariés et à sauvegarder ses intérêts propres » L’approche de Négatif qui a pour conséquence d’admettre qu’un syndicalisme débarrassé de toute bureaucratie peut former un moyen pour la lutte des classes, constitue une importante faiblesse politique. Elle ouvre un boulevard aux mystifications constamment avancées par la bourgeoisie justement lorsque les ouvriers expriment ouvertement leur méfiance vis-à-vis du travail de sabotage des luttes par les syndicats et s’en détachent : celle de la possibilité d’un syndicalisme soi-disant différent de celui des centrales, plus radical, plus ouvrier, de base ou révolutionnaire.

Dans sa critique des syndicats Négatif ne tient pas compte d’un argument central de Pannekoek : « Leur puissance contre-révolutionnaire ne sera pas anéantie, pas même entamée, par un changement de dirigeants, le remplacement des chefs réactionnaires par des hommes de ‘gauche’ ou ‘révolutionnaires’. C’est bel et bien la forme d’organisation elle-même qui réduit les masses à l’impuissance ou tout comme, et qui leur interdit d’en faire les instruments de leur volonté. »[3]

« Le syndicalisme n’est plus une arme pour le prolétariat »

Négatif en vient ainsi, pour notre époque, à admettre la possibilité d’un syndicalisme en période de prospérité : « le syndicalisme fonctionne bien quand les classes dirigeantes sont disposées à admettre un partage minimum des richesses. Lorsque cela n’est pas le cas, comme aujourd’hui, les syndicalistes ne peuvent rien faire d’autre que négocier la régression sociale et apporter ainsi leur contribution à l’éternel retour de la défaite. » Il perd de vue que depuis 1914 c’est en permanence et en toutes circonstances que les syndicats constituent un organe anti-ouvrier et un élément essentiel du totalitarisme étatique du capitalisme décadent pour soumettre le prolétariat aux impératifs du capital national, pour prévenir et défaire toute tentative de développement révolutionnaire.

Le bulletin Négatif commet une erreur historique lorsqu’il écrit : « les syndicats vont s’institutionnaliser et se bureaucratiser après la première guerre mondiale », sous l’impulsion de « la ‘bolchevisation’ [de la CGT] ». Il oublie la trahison ignominieuse du prolétariat et de l’internationalisme par l’ensemble des syndicats dans tous les pays en 1914. Il oublie encore que les syndicats sont passés avec armes et bagages au service de leurs bourgeoisies respectives, scellant leur sort à celui de l’État capitaliste en proclamant l’Union Sacrée et l’interdiction de la lutte des classes. Il oublie également le rôle de sergent recruteur joué par la CGT anarcho-syndicaliste chauvine pour mobiliser le prolétariat dans la guerre mondiale au profit de l’impérialisme français.

Négatif ne voit pas non plus la faillite du syndicalisme révolutionnaire au début du 20e siècle. Celui-ci n’a pas connu un sort différent de celui du syndicalisme en général, passant dans le camp du capital, comme ce fut le cas pour la CGT et la CNT espagnole en 1936, ou bien il a quasiment disparu de la scène sociale, comme les IWW aux États-Unis. Les militants du bulletin Négatif commettraient une grave erreur s’ils cédaient à cette l fascination pour le « mode de fonctionnement » des IWW, qui, « à la structure rigide et sclérosée des vieux syndicats, opposaient une forme d’organisation souple appelée à varier en fonction de la situation politique et sociale » et dont le but « n’était pas de devenir un syndicat de masse, mais d’aider le prolétariat à s’émanciper et à mener la lutte pour son propre compte, c’est-à-dire consciemment. » Outre le fait que les IWW avaient une conception particulièrement confuse de la nature de la révolution prolétarienne réduite à un acte économique pouvant ignorer le pouvoir d’État de la bourgeoisie, ils développaient la double confusion intrinsèque au syndicalisme révolutionnaire : d’une part, leur conception de l’organisation pouvant être en même temps révolutionnaire (regrouper des agitateurs conscients et des militants révolutionnaires) et une organisation unitaire ouverte à tous les ouvriers dans la lutte de classe, ainsi que les tensions générées par cette contradiction, les amenèrent à une existence instable et à se préoccuper surtout de la construction d’une organisation syndicale au détriment des principes révolutionnaires. D’autre part, en dépit de leur engagement réel pour défendre les intérêts de leur classe, la lutte de l’unionisme industriel contre le syndicalisme de métier ou réformiste, au moment où la forme d’action syndicale elle-même devenait inadaptée à la lutte de classe, ne constituait déjà plus qu’un anachronisme. Justement, ce que l’expérience de IWW nous montre, c’est l’impossibilité de construire des syndicats « vraiment ouvriers » dans la période de décadence du capitalisme.[4]

« Quelles formes d’organisation pour le prolétariat ? »

Si Négatif a raison de dire que « la force d’un mouvement réside dans le niveau de conscience de ceux qui y participent. La forme d’organisation qu’ils se donneront dépendra de ce niveau de conscience », il commet encore une erreur quand il affirme que celles-ci « restent à inventer. » En considérant ainsi que le combat de la classe part de zéro, le Bulletin Négatif tourne le dos aux apports de la longue expérience de lutte du prolétariat.

Comme classe dépourvue de tout moyen de production dans la société, le prolétariat ne dispose comme armes dans son combat pour son émancipation que de sa conscience et de son unité. Le processus d’unification d’une part, et la nécessité d’élever son niveau de conscience d’autre part, constituent pour la classe ouvrière deux tâches indispensables dont elle doit s’acquitter de façon organisée. C’est pourquoi, dans les périodes de lutte ouverte, le prolétariat s’est toujours donné deux formes fondamentales d’organisation :

– les organisations politiques, fondées sur une plate-forme politique et des critères politiques stricts d’adhésion et dont la fonction est de contribuer à l’approfondissement et à la généralisation de la conscience révolutionnaire de la classe ;
– les organisations unitaires regroupant tous les travailleurs, du simple fait de leur appartenance à la classe exploitée (indépendamment de leurs idées politiques), dont la fonction est de permettre aux ouvriers de prendre en main leur lutte de façon massive, solidaire et unie.

Si, au 19e siècle, les syndicats étaient des instruments de la lutte de classe, ce n’est pas grâce à la baguette magique de l’anarchisme comme le pense le Bulletin Négatif (selon lequel c’est « après les années 1880, lorsque les anarchistes se tournent vers l’action syndicale [que] les syndicats deviennent des instruments de la lutte des classes ») mais justement parce qu’à cette époque-là, ils constituaient les organes unitaires du prolétariat.

Les marxistes, tout en sachant dès le départ qu’effectivement les syndicats n’étaient pas voués à devenir les organes de la révolution, comprenaient qu’ils pouvaient et devaient participer à la préparation des forces du prolétariat en vue du renversement du capitalisme, C’est pour cela qu’ils ne limitaient pas leur action aux seules revendications économiques (comme le préconisaient les réformistes mais aussi les anarchistes). Ils devaient jouer pleinement leur rôle « de foyers organisateurs de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation radicale » et pour « aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction. »[5]

En même temps, en tant qu’activité orientée vers l’obtention de réformes économiques, il était clair que la lutte syndicale ne constituait pas une fin en soi. Elle ne formait (tout comme la lutte parlementaire, complémentaire) qu’une « simple phase, un stade dans la lutte prolétarienne globale dont le but final dépasse aussi bien la lutte parlementaire que la lutte syndicale »[6]

« Les bouleversements de l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence »

La plongée du système capitaliste dans sa phase de déclin historique irréversible, où se pose désormais la lutte pour le communisme, bouleverse profondément les conditions de la lutte des classes.

De nouvelles formes de lutte, la grève de masse, et de nouveaux organes unitaires, adaptés au but de la première révolution massive et consciente de l’histoire, surgissent des luttes dès 1905 en Russie. C’est en 1917, dans ce même pays que ces nouveaux organes unitaires, les Soviets (ou Conseils Ouvriers) surgissent au grand jour, et font éclater leur contenu révolutionnaire avec « une double fonction : d’une part se poser en organes d’autogestion et de défense des intérêts ouvriers ; d’autre part œuvrer simultanément sur le plan politique en vue de renverser le régime. Il s’agissait en fait de deux aspects complémentaires qui reflétaient ce mélange inextricable de lutte économique contre le patronat et de lutte politique contre l’ordre établi, qui dans son essence caractérisa la révolution ouvrière de 1905. »[7] Ces assemblées générales de délégués, mandatés par les assemblées générales massives de travailleurs, organes de l’unification de la classe où se forgent les forces prolétariennes de l’attaque contre l’État capitaliste, possèdent une spécificité : elles ne peuvent surgir que lors d’une lutte généralisée de la classe ouvrière et n’ont une existence permanente que lorsque la lutte devient elle-même permanente, c’est-à-dire lors du processus révolutionnaire. Lorsque la lutte n’atteint pas ce stade, elle se développe sous la forme d’assemblées générales de grévistes coordonnées entre elles par des comités de délégués élus et révocables, responsables en permanence devant elles. Avec le reflux de la lutte, ces formes de lutte finissent elles aussi par disparaître. Cette situation où le prolétariat semble « disparaître » entre deux phases de luttes, ne doit pas plus provoquer une panique ou un sentiment de démoralisation que la « disparition » du soleil chaque soir à son coucher (car nous ne sommes plus dans la longue nuit noire de la période de contre-révolution qui a commencé à la fin des années 1920 s’est terminée à la fin des années 1960) : c’est la caractéristique même des conditions de la lutte prolétarienne dans la décadence du capitalisme. Ces éclipses ne sont qu’une phase dans une situation historique d’impasse complète du système capitaliste qui rend nécessaire et inéluctable la reprise et le développement de ses luttes par le prolétariat. Sa vitalité politique continue à se manifester à travers les organes de regroupement des travailleurs les plus combatifs qui ont participé à une grève et veulent en tirer les leçons (comités, groupes ouvriers, cercles de discussion). Mais surtout, cette vitalité subsiste à travers l’existence et l’activité de ses minorités révolutionnaires organisées qui défendent en permanence le programme communiste et le but de la révolution.
La lutte de classe ne prend plus la forme syndicale du fait de l’impossibilité d’obtenir des améliorations durables des conditions de vie des ouvriers. Les syndicats sont intégrés à l’État capitaliste. Mais avec leur disparition comme organes prolétariens, la classe ouvrière perd aussi la possibilité de s’organiser massivement de façon unitaire en dehors des périodes de lutte. Les syndicats n’étaient pas seulement des formes d’organisation pour la lutte ouverte. Ils étaient aussi de véritables pôles permanents de regroupement unitaire de la classe ouvrière autour desquels les travailleurs pouvaient se regrouper et créer un véritable lieu vivant de formation politique en développant leur solidarité permanente. Avec l’intégration des syndicats à l’appareil d’État et l’impossibilité de mener une lutte permanente contre les empiétements du capital, il ne reste rien qui permette le regroupement général de la classe en dehors de la lutte ouverte. « La seule activité qui peut engendrer une organisation stable sur un terrain de classe en dehors des périodes de lutte est une activité qui ne peut être conçue à court terme, une activité qui doit se placer au niveau du combat historique et global de la classe et qui n’est autre que celle de l’organisation politique prolétarienne, tirant les leçons de l’expérience historique ouvrière, se réappropriant le programme communiste et faisant un travail d’intervention politique systématique. Or c’est là une tâche de minorité qui ne peut en aucun cas constituer une base réelle de regroupement unitaire de la classe. »[8]

C’est l’incompréhension de ces questions qui est à l’origine de l’échec et de la dislocation des IWW. Aujourd’hui, pour qui veut réellement travailler au renforcement du combat de classe du prolétariat, réitérer l’expérience des IWW constitue une impasse.

Scott – Courant Communiste International – www.internationalism;org

[1] Bulletin-negatif.org

[2] Négatif n°5, octobre 2005, (toutes les citations de Négatif en proviennent)

[3] Cité par Gorter, Réponse à Lénine, 1920, chapitre 2, la question syndicale. Gorter emploie le terme d' »auto-gestion » qui peut prêter à confusion. En réalité, l’expression de Gorter doit être comprise dans le sens d' »auto-organisation ». La lecture de l’ensemble de son texte ne prête nullement à confusion.

[4] Lire Les IWW (1905-21) : l’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis dans la Revue Internationale n°124 et 125.

[5] Résolution sur les syndicats, 1er Congrès de l’AIT, Genève, 1866.

[6] Rosa Luxemburg, Grève de masse, Parti et Syndicats, chapitre 8

[7] Oscar Anweiler, Les Soviets en Russie, p.68

[8] Les Syndicats contre la classe ouvrière, brochure du CCI, p.53