Rappel des faits :

 Webb établissait un lien direct entre l’entrée du crack (drogue composée à partir de cocaïne) sur le marché de San Francisco et une opération de financement des contras nicaraguayens qui se serait déroulée avec l’aide d’agents de la CIA dans les années quatre-vingt.  La drogue entrait aux États-Unis avec la complicité de la CIA qui, avec les produits de la vente, procédait à l’achat d’armes destinées à renverser le gouvernement sandiniste. 

Premier véritable méga succès pour un média en ligne, le San Jose Mercury News enregistrait jusqu’à 1,3 million de requêtes par jour pour les articles de Gary Webb.  Souvenons-nous que c’était en 1996, bien avant « l’explosion » actuelle du Web.

L’affaire Dark Alliance en 1996

Une série de reportages du journaliste Gary Webb du San Jose Mercury News établissait un lien direct, dans les années quatre-vingt, entre l’entrée du crack (drogue composée à partir de cocaïne) sur le marché de San Francisco et une opération de financement des contras nicaraguayens qui se serait déroulée avec l’aide d’agents de la CIA. 

Ce dossier était principalement mené sur le Web; la presse traditionnelle américaine (dont le Washington Post, le New York Times et le Los Angeles Times) se mit à défendre la crédibilité des responsables de la CIA qui niaient évidemment toute l’affaire, et à discréditer les méthodes journalistiques du San Jose Mercury News.

Plus de deux ans après les allégations initiales de collusion avec les contras, la CIA publiait le 8 octobre 1998, sur le site Web du ministère américain de la Justice, le rapport de son enquête sur toute l’affaire.  Le volumineux document évite d’arriver à des conclusions claires, mais confirme la majorité des faits avancés par Webb et le San Jose Mercury News.

Webb fut « black listé » et affecté à un bureau régional par le Mercury News, sa série d’articles fut retirée du site Web du Mercury News (mais on la trouve reprise ailleurs).

Fairness and Accuracy in Media (FAIR), organisme de promotion de l’éthique journalistique, qui avait pris fait et cause pour Webb et le San Jose Mercury News et dénoncé l’acharnement des médias traditionnels envers un dossier dont les cybermédias étaient le moteur.  FAIR observe maintenant (1998) la même réserve des médias à accréditer la thèse de collusion, malgré la confirmation de la véracité des faits avancés dans les reportages de Webb. En revanche, FAIR souligne qu’un des rares articles publiés récemment sur l’affaire Dark Alliance (dans le Washington Post) pose la vraie question, non pas à savoir si Gary Webb avait raison, mais bien si la CIA savait que les contras étaient impliqués dans le trafic de drogue.

Pour sa part, Gary Webb se dit heureux de l’aveu à mots couverts, le livre où il expose toute l’affaire, enfin publié en juin 1998. 

Visitez le site sur Dark Alliance
La CIA et le trafic de drogues : un débat faussé

La publication, au mois d’août 1996, d’une série de trois articles par le San Jose Mercury News sous le titre de « Dark Alliance : The Story behind the Crack Explosion » a provoqué aux Etats-Unis une polémique retentissante qui s’est prolongée durant plusieurs mois. Le journaliste Gary Webb, à la suite d’une enquête d’une année, y décrivait les activités d’un vaste réseau de vente de crack dans les ghettos noirs de Los Angeles dans les années 1980 : le grand trafiquant nicaraguayen Juan Norwin Meneses Cantarero vendait une cocaïne de qualité moyenne (mais très appropriée à la fabrication du crack), à un autre Nicaraguayen, Oscar Danilo Blandon Reyes. Ce dernier vendait ensuite cette cocaïne très bon marché (10 000 dollars le kilo au lieu de 60 000 dollars) à Ricky Donnel Ross, petit dealer de Los Angeles. Cela a permis à Ross, qui a monté 5 « cuisines » de crack, de devenir un dealer très important sur le marché de South-Central et de Compton. La distribution au consommateur était ensuite prise en charge par les gangs des « Crips » et des « Bloods ». Une partie des bénéfices de ce réseau était reversée par Blandon à Enrique Bermudez, ancien officier somoziste, commandant en chef du plus important mouvement de la Contra, le Frente Democrático Nicaraguense (FDN), installé au Honduras depuis 1981. L’importance de ces versements est assez mal connue, puisque Blandon est protégé par son nouveau statut d’agent de la DEA. Ses avocats ont ainsi obtenu que lors du procès de Ross, les avocats de ce dernier ne devaient pas chercher à élucider ses relations avec la CIA. Durant ces opérations, Ross n’a jamais su que son commerce servait à financer le mouvement anti-sandiniste.

La CIA, qui collaborait alors étroitement avec la Contra, n’a rien fait pour mettre fin à ces activités. La thèse de Webb a été souvent caricaturée par les grands médias américains qui l’ont accusé d’avoir insinué que la CIA avait directement participé à la dissémination du crack à l’intérieur des ghettos noirs. Cette distorsion a été renforcée par le fait que des activistes noirs se sont immédiatement emparés de cette enquête pour aller plus loin en affirmant que la CIA avait délibérément cherché à intoxiquer la population noire des ghettos. Après que le Washington Post, le Los Angeles Times et le New York Times aient mené des contre-enquêtes qui affirment notamment que le rôle de Ross a été considérablement exagéré, Jerry Ceppos, directeur exécutif du San Jose Mercury News publiait le 11 mai 1997 des excuses, en disant notamment que Webb avait « exagéré » le rôle que les liens entre la CIA et les Contras avait joué dans la diffusion de l’épidémie de crack aux Etats-Unis.

Les exagérations effectives des conclusions de Gary Webb, renforcées par les affirmations du lobby noir, ont eu le résultat inverse de celui qui était recherché : épaissir encore le voile d’oubli jeté aux Etats-Unis sur des faits parfaitement prouvés concernant les liens entre la CIA et les trafiquants de drogues de la Contra nicaraguayenne. Ces preuves avaient été en particulier apportées par les résultats d’une enquête du Sénat américain conduite entre janvier 1986 et novembre 1988, par le sénateur démocrate John Kerry. Des témoignages concordant prouvent que l’interdiction par les différents amendements Boland (1982 à fin 1985) de fournir une aide militaire aux Contras fut violée. Des avions venus des Etats-Unis – chargés dans certains cas sur les bases militaires de Fort Lauderdale et Homestead – apportaient des armes et des équipements vers la base de Ilopango, au Salvador, à destination des troupes du FDN postées au Honduras, et vers un ranch situé au Nord du Costa-Rica, propriété d’un citoyen américain, John Hull. Celui-ci soutenait les rebelles du front sud en étroite relation avec la CIA et le National Security Council (NSC), comme ont le découvrit lorsqu’un avion de transport du gouvernement américain s’écrasa près du ranch en mars 1984 et que ses sept occupants furent tués. Les avions repartaient ensuite pour la Colombie. A leur retour, ils transportaient de la marijuana et des chargements de cocaïne fournis par le cartel de Medellín, à partir de Barranquilla en particulier, à la fois vers Ilopango, et vers le ranch de Hull où se trouvaient plusieurs pistes d’atterrissage. La drogue était ensuite acheminée en Floride. Plusieurs témoignages indiquent qu’elle fut souvent déchargée sur des aéroports militaires comme celui de Homestead.

En 1989, une commission d’enquête du Congrès du Costa Rica a confirmé que les opérations d’aide aux Contras, coordonnées par le Lieutenant Colonel Oliver L. North, étaient liées au trafic de cocaïne. Le Comité Kerry avait établi que quatre compagnies aériennes engagées par le Département d’Etat pour acheminer l’aide « humanitaire » aux Contras (autorisée par l’amendement Boland, mais ayant servi de couverture pour une aide militaire), étaient fichées par la DEA pour s’être livrées précédemment au trafic des drogues.

Tous ces faits et bien d’autres n’ont pas été au centre de la polémique suscitée par les articles de Gary Webb. Le sénateur Kerry, engagé dans une campagne électorale difficile pour les élections sénatoriales et dont l’adversaire était précisément un de ceux qui s’étaient le plus violemment opposé à lui lors de l’enquête sur le « Contragate », William Weld, a été lui-même relativement discret. Pourtant, la polémique s’est rapidement déplacée de la question de savoir si la CIA était responsable de la diffusion du crack dans les ghettos noirs de Los Angeles, à ce qui était l’essentiel : la CIA a-t-elle été indirectement liée au trafic de drogues en fermant les yeux sur les activités de ses partenaires ? La réponse incontestablement positive à cette dernière question aurait d’autant moins dû surprendre que l’histoire de l’agence est jalonnée d’autres épisodes où elle a pactisé avec le diable. En premier lieu avec celui qui en est devenu l’incarnation, le général Manuel Noriega. Ce dernier était une des pièces maîtresses du dispositif mis en place par le directeur de la CIA, William Casey et par Oliver North pour passer outre la suspension de l’aide aux Contras. En échange, la DEA fermait les yeux sur ses implications dans le trafic. Son directeur, John Lawn lui écrit par exemple, le 8 mai 1986 : « Je voudrais profiter de cette occasion pour redire combien j’apprécie votre vigoureuse action contre le trafic de drogues… ».

Lors des auditions du Comité permanent sur le Renseignement du Sénat, en octobre-novembre 1996, l’avocat Jack Blum n’a pas manqué de revenir sur les associations avec des criminels qui jalonnent l’histoire de la CIA (l’objet de ces auditions était de clarifier l’éventuelle implication de la CIA dans « l’introduction du crack dans les ghettos américains »). Blum a nottament rappellé que l’un des trafiquants soutenant la contra, Juan Matta Ballesteros, vint se réfugier au Honduras en 1983. La réponse de l’administration américaine fut de fermer l’agence locale de la DEA. De plus, à l’époque où la CIA fermait les yeux sur la participation des Contras au trafic de cocaïne, elle en faisait autant avec ses alliés les Moudjahiddins d’Afghanistan et leur mentor, les services secrets de l’armée pakistanaise (Inter Services Intelligence). De même, lors du renversement de Jean-Bertrand Aristide en Haïti ; le gouvernement américain apporta son soutien aux militaires putschistes, dont l’implication dans le trafic de drogues était pourtant notoire. Blum rappelle également que les services secrets américains ont libéré Salvatore Lucania dit « Lucky Luciano » à la fin de la seconde guerre mondiale, afin que ce dernier utilise les réseaux mafieux italiens pour faire barrage au communisme dans cette région. Luciano put ainsi réintroduire l’héroïne aux USA, produit qui avait quasiment disparu de ce marché depuis près de vingt ans. A l’autre bout de la chaîne, l’historien Alfred McCoy a démontré comment la CIA a couvert le trafic d’opium et d’héroïne de la part de ses alliés laotiens et vietnamiens durant la guerre du Vietnam, prenant le relais des services secrets français chassés en 1954. Et cela bien que les victimes de ces activités aient appartenu au corps expéditionnaire américain. Quelques années plus tôt, la CIA construisit en 1951 des pistes d’atterrissages pour approvisionner les troupes de Tchang Kaï-check qui se préparait à la reconquête de la Chine à partir des Etats shan de Birmanie. Elles servirent également à transporter l’opium qui finançait l’armée nationaliste.

Dans la conclusion de son témoignage, Jack Blum déclare que les intérêts géopolitiques immédiats ont souvent conduit à ces alliances avec des criminels, la fin justifiant les moyens. Cette politique fut conduite sans tenir compte des conséquences à long terme : l’épidémie de toxicomanie, et surtout la montée en puissance des réseaux de trafic de drogue, qui sont maintenant devenues de véritables multinationales. En revanche, Blum met sérieusement en doute l’idée selon laquelle ces conséquences furents intégrées à la politique menée par les services secrets.

Tous ces faits sont connus et prouvés depuis longtemps. Cependant ils n’ont jamais fait l’objet d’une couverture médiatique importante aux Etats-Unis. Gary Webb, en abordant ce grave problème par le côté très anecdotique des aventures de Rick Ross, se donnait les chances de toucher un large public. Mais en même temps il prêtait le flanc à la critique d’exagération et de partialité entraînant à voir – surtout chez ses exégètes – une intentionnalité criminelle dans les liens entre la CIA et le trafic des drogues. Simplement, dans tous les cas évoqués, les Etats-Unis avaient un ennemi principal : le communisme et ses alliés. Contre lui tous les moyens étaient bons. Il importait peu que les alliés des Etats-Unis soient étroitement liés au trafic ou qu’ils utilisent les moyens fournis par la CIA pour développer leurs activités illicites. Le trafic de crack dans les ghettos de Los Angeles n’est qu’une des conséquences indirectes de cette politique. Ce qui est certain, c’est que la couverture accordée aux Contras qui trafiquaient, soit pour leur propre compte, soit pour financer les activités de leur cause, a constitué un formidable coup de pouce aux efforts déployés par les cartels colombiens de Medellín et de Cali pour investir les différents marchés américains de la cocaïne. Il est vraisemblable d’ailleurs qu’ils y seraient parvenus sans cette aide inattendue. Les tonnes de cocaïne entrées aux Etats-Unis durant cette période n’ont d’ailleurs pas fini, dans leur grande majorité dans les ghettos noirs, mais dans les narines des membres des classes moyennes dont le nombre de sniffeurs étaient évalué au milieu des années 1980 à plus de dix millions.

Extrait du dossier « Géopolitique des drogues/Rapport 1997/Etats-Unis » du reseauvoltaire.