« S’il vous plaît, arrêtez ce Mur de l’apartheid », a tagué un anonyme, côté pile. Côté face : « La paix soit avec vous », répond un gigantesque panneau du ministère israélien du tourisme.
Le Mur érigé par Israël en Cisjordanie bouleverse la vie des Palestiniens. Tandis que l’attente d’un nouveau dialogue de paix se fait interminable, la construction se poursuit. Et s’accompagne de graves conséquences humanitaires, économiques, psychologiques, politiques….

Les écrits sur le Mur sont souvent éloquents. Mais, à Bethléem comme en d’autres villes, le Mur reste souvent vierge, exhibant le gris froid du béton. Le Mur n’a pas d’odeur, puisqu’il a éteint tous les parfums : celui de plus de 100.000 oliviers déracinés pour sa construction, comme celui d’innombrables hectares de terres agricoles. Quant aux balafres que la muraille inflige au paysage, elles sont un moindre mal, au regard de centaines de maisons détruites au passage du chantier.

Au pied du Mur, l’Union européenne doit bientôt prendre une décision extrêmement importante. La reconnaissance par le Hamas des accords passés par l’Organisation de libération de la Palestine avec Israël suffira-t-elle pour décider les Européens à reprendre l’aide directe à l’Autorité palestinienne ? C’est plus que souhaitable, non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour les dernières perspectives de paix. Car la situation se dégrade à grande vitesse. Si les fonctionnaires ne sont plus payés, tout le travail réalisé depuis les accords d’Oslo risque partir en fumée. Sans une Autorité palestinienne forte, l’unité du pays est menacée. L’Union européenne exige du Hamas qu’il reconnaisse l’État d’Israël. Mais exige-t-elle d’Israël qu’elle reconnaisse ne fut-ce que les droits des Palestiniens ? Pourquoi le Hamas devrait-il reconnaître préalablement aux négociations des frontières qui doivent justement faire l’objet (entre autres) de ces négociations ? D’autant plus que, pendant ce temps, Israël bafoue ces frontières. Et pas dans les mots, elle. Mais dans les actes. Par l’occupation. Par la colonisation. Et, point d’orgue à tout cela, Israël poursuit la construction du Mur dans les territoires arabes.

Les enfants de la banlieue de Jérusalem côtoient étroitement le Mur. À Abou Dis, par exemple, leur terrain de football s’étend au pied de l’édifice. Au sprint sur les gravillons, ou dansant autour de la balle, les gamins semblent ne plus voir le béton. Jusqu’à ce que le ballon vole malencontreusement par-dessus. Dans ce cas, il est probable que ce soit un Palestinien qui le renvoie. En effet, la Palestine s’étend souvent des deux côtés du Mur, puisque Israël l’a construit à l’intérieur de la Cisjordanie et non sur la frontière (v. carte). C’est pourquoi un riverain a peint une échelle symbolique sur toute la hauteur de la fortification.

À Qalqilya, les quatre horizons sont barrés par le Mur. Là aussi, les enfants arpentent les nouvelles limites de la ville, à pied ou à vélo. Dans le centre-ville, lorsque les petits croisent un étranger, ils lui proposent d’emblée de lui montrer « al jedar ». Et le prennent par la main. À l’ombre du rempart, des cultivateurs dépités soignent ce qu’il reste de leurs champs amputés par les bulldozers israéliens. « J’ai perdu le tiers de ma terre, se désole Nabile Shrime, qui s’est posé pour prendre le thé. Le plus grave est que ce Mur, percé de trous, a été construit de telle façon que l’eau s’écoule depuis Israël vers nos champs et engendre de graves inondations. Durant l’hiver, parfois, une véritable mer noie mes arbres. » Mais l’eau potable, elle, devient plus rare et plus chère. Dans les seuls districts de Qalqilya, Jénine et Tulkarem, une cinquantaine de puits ont été isolés par le Mur.

6.000 résidents ont déjà fui Qalqilya pour des régions moins affectées par le Mur

Encerclée – voire étranglée – par le Mur, Qalqilya étouffe. Son économie s’écroule.

Son cas est éclairant car représentatif de ce qu’endurent les 38 villes et villages palestiniens coupés du reste du pays. « Pas moins de 90% de nos ventes ont été perdues, soupire Mohammed Moustafa, devant les sacs de graines de son magasin agricole. Désormais, chacun se contente de trouver de quoi manger. Impossible de miser sur l’avenir. Cet homme a perdu 12.000 m². » « Tout est resté côté ouest, confirme Abdallah Hashim. J’ai introduit une demande de permis pour traverser le Mur, mais cela m’a été refusé sans raison. » Plus de la moitié des terres agricoles de Qalqilya ont connu pareil sort, de même que 23 puits, alors que l’agriculture est la première source de revenus des 45.000 habitants.

« Israël a cessé d’accorder les permis, dénonce Marouf Zahran, responsable pour l’Autorité palestinienne des relations administratives avec Israël. Auparavant, il était possible d’en avoir un sous certaines conditions : avoir 35 ans, être marié, avoir au moins un enfant et être le propriétaire du terrain que l’on cultive. Cette dernière condition est rarement remplie par nos agriculteurs. Israël le sait très bien. » La durée de validité des permis est variable, mais toujours brève. Marouf Zahran se plaint aussi de blocages israéliens lorsqu’il réclame l’autorisation de passer le Mur pour un malade qui doit être opéré, un enseignant séparé de son école, etc.

Pour les Qalqilyens qui ont malgré tout un produit agricole à commercialiser, reste à exporter. Mais, les gardes de Tsahal, omniprésents aux deux sorties de la ville, rendent le transport si lent et incertain qu’ils sont de moins en moins nombreux à pouvoir se permettre ce risque économique. Conséquence de tout cela, le chômage a atteint 65% de la population, contre 45% chez l’ensemble des Cisjordaniens. La municipalité dénombre déjà 6.000 résidents absents, qui ont fui pour des régions moins affectées par l’occupation. Un tiers d’entre eux sont des pères de familles, partis seuls pour dénicher un boulot et faire vivre leur foyer, à distance. Ce phénomène de transfert, observable dans bien d’autres zones proches du Mur, effraye l’Autorité palestinienne, qui y voit la conséquence d’ « un plan concerté des Israéliens pour annexer encore davantage nos terres, plonger le pays dans la crise et, par conséquent, rendre quasi impossible la création d’un Etat. »

« Je ne peux plus voir Jérusalem, ni ma famille qui y habite »

Mohammad Shahin, 16 ans

Sur le chemin de Jérusalem, les détours et les contretemps sont légions. Alors que la « ville sainte » est au Sud, il faut d’abord rouler plein Nord, afin d’éviter les « doigts » : il s’agit des deux incursions les plus prononcées du Mur en Palestine. Les « doigts » ont pour but de protéger les importantes colonies juives de Kedumim et Ariel, mais ont surtout pour conséquence de séparer de nombreux Palestiniens de leur lieu de travail et/ou d’une partie de leur famille. Une fois l’obstacle contourné, le véhicule peut être arrêté à tout moment, soit par un checkpoint volant soit par un autre permanent, tenus par de jeunes Israéliens en cours de service militaire. La durée de mise à l’arrêt, de quelques minutes à quelques heures, s’avère imprévisible.

Mais, à hauteur de Beit Amin, le conducteur de taxi s’arrête sans raison apparente. « Ici, j’ai été contraint d’abandonner 6 hectares de terres sur lesquelles j’espérais cultiver et construire une maison », pointe du doigt Mohammed Abou Hijlih, en face de la colonie de Share Tikva. Les maisons, de part et d’autre du Mur (barbelés, fossé et clôture électrifiée, dans ce cas), y sont à peine séparées de quelques enjambées. À quelques kilomètres de là, la voiture s’arrête à nouveau, devant une porte. « Ici, j’ai vu un médecin obligé de soigner un patient à travers la grille », se souvient Darwish Amer.

Le paysage défile, aride, parsemé de villages arabes. En haut des collines, de temps en temps, des colonies surplombent les vallées. Elles sont aisément reconnaissables à leur urbanisme occidental et à leur flore verdoyante – Israël maîtrise les ressources en eau. Au bout du chemin, pour passer le portail entre Bethléem et Jérusalem, les Palestiniens avancent, profil bas, leur carte d’identité israélienne, la plupart pour rejoindre leur boulot. Ils savent qu’au moindre faux pas les soldats peuvent leur barrer la route, pour un jour ou à vie. Mêmes scènes entre Jérusalem et Ramallah, dont les liens étroits sont menacés. Selon un rapport de l’ONU, « certains vont devoir choisir entre leur attachement à Ramallah et leur droit de résidence à Jérusalem » (1).

« Je ne peux plus voir Jérusalem, ni ma famille qui y habite, explique Mohammad Shahin, 16 ans, de Bethléem. Je m’estime heureux, quand je pense à mon ami dont la maison a été démolie pour le Mur. À l’école, des élèves ne savent plus venir ». « Comme mon père est membre d’un groupe politique, je ne passe pas à certains check-points et ne peux aller à l’université », regrette la jeune Hanine Albaz, 18 ans, qui rêvait d’être journaliste. Le Mur a brisé, sur sa route, une multitude d’espoirs. Dont, si souvent, des espoirs de paix.

Benjamin Moriamé

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(1) Rapport de la commission des droits de l’homme (mars 2005), disponible sur www.un.org.
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{{{FICHE TECHNIQUE
Droit dans le Mur}}}

La construction du Mur, débutée en 2003, touchera bientôt à sa fin. Son but officiel : contrer le terrorisme.

Longueur

. Un peu plus de 700 kilomètres, dont plus de 400 sont déjà édifiés.

Parcours.

Loin de la frontière, l’édifice sinueux s’enfonce souvent loin à l’intérieur de la Palestine (v. carte). Par conséquent, 480 km² de terres, soit 8,5% de la Cisjordanie, ont été isolés côté Ouest, entre le Mur et la frontière. Il s’y trouve 38 villages et 250.000 Palestiniens. De plus, côté Est, 190 km² (3,4%) abritent encore près de 250.000 Palestiniens partiellement ou totalement entourés par les méandres de la construction.

Structure

. Le Mur de béton, haut de 6 à 9 m, reste le plus connu. Mais, hors des agglomérations, une large majorité de la cloison est constituée de « barrières ». Dans ce cas, la clôture centrale est électrifiée et haute d’environ 5 m. Les deux formules sont pourvues de caméras, tours de gardes, routes de patrouille, fossés, pyramides de barbelés… L’ensemble occupe une bande de terre parfois large de plus de 50 m.

Portes.

Une quarantaine de portes sont gardées par des soldats israéliens. Vingt-cinq sont des « portes agricoles », rarement ouvertes. Onze servent d’entrées pour Israël. Sept permettent aux Palestiniens de voyager d’une partie à l’autre de leur pays. L’ouverture de toute porte demeure réservée aux détenteurs d’un permis ad hoc (rares) et aléatoire.

Colonies.

Une soixantaine de colonies, soit 400.000 colons, se situent à l’ouest de la séparation. Tandis que 60.000 autres colons sont restés côté est.

Droit.

Le 9 juillet 2004, la cour internationale de justice a souligné l’obligation pour Israël de démanteler le Mur, en vertu des droits économiques et sociaux comme des droits de la guerre. De même, elle a rappelé les résolutions de l’ONU réclamant la fin de l’occupation et le démantèlement des colonies. Sans effet ni sanction.

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Benjamin Moriamé

vient de publier chez L’Harmattan

LA PALESTINE DANS L’ÉTAU ISRAÉLIEN AVANT ET APRÈS LE MUR

Préface de Bichara Khader

ISBN : 2-296-02387-8

La construction d’un mur par Israël en Palestine s’achève et bouleverse le contexte du conflit au Proche-Orient par ses multiples conséquences : difficultés d’accès à l’eau, aux soins de santé, à l’enseignement, à l’emploi, à l’aide humanitaire, etc. Afin d’adapter toute approche future de la problématique israélo-palestinienne, une évaluation préalable de cette « nouvelle donne » s’avère nécessaire. D’une part, l’urgence de trouver des solutions au conflit va se trouver accrue par ledit édifice, qui rend la vie des Palestiniens plus précaire encore que par le passé. D’autre part, l’avenir géopolitique de la Palestine a été redessiné par le tracé du mur et par ses conséquences. Il apparaît donc indispensable de mesurer toutes les implications de la construction. Malheureusement, les initiatives actuelles de la communauté internationale pour résoudre le conflit font largement l’économie de cette analyse. Pourtant, le mur, comme une cicatrice qui rend le passé indélébile, ramène inévitablement à ses origines – l’occupation et la colonisation – et, dès lors, offre sur la situation une vue imprenable.

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Texte publié sur le site de Michel Collon, journaliste Belge d’investigation