Imaginaires socialistes et
socialisme imaginaire

Parmi les penseurs et les militants socialistes, Karl Marx se distingue par sa critique de l’économie en tant que science et représentation du réel. En développant une critique radicale de l’économie politique, il dévoile un secret : le fonctionnement de la domination marchande. Pourtant cet effort critique n’a pas été poursuivi de façon aussi radicale et systématique par ses successeurs. Les présuppositions de l’économie politique finissent par s’imposer au sein même des dirigeants socialistes révolutionnaires et du prolétariat à la fin du 19e siècle. De l’organisation du travail à la planification des loisirs, c’est une conception purement économique du quotidien et de la vie qui triomphe dans les têtes comme un mal étrange. Est-il possible de transformer le monde sans changer notre façon de penser, de dire et de faire ?

1. Autrement que l’économie politique

L’originalité et la radicalité de Karl Marx par rapport aux autres socialistes de son époque tient au fait qu’il a critiqué l’économie politique en adoptant un point de vue différent et extérieur. Cela lui a permis de non pas reprendre à son compte les catégories de l’économie politique, mais de les démonter et de les remettre en cause en tant que représentation du réel.
Marx investit l’économie politique en apprenant son langage, mais aussi en utilisant la méthode hégélienne et les critiques des autres penseurs socialistes. Ce que Marx reproche à quelqu’un comme Proudhon, pour qui il avait de l’estime, c’est précisément d’adopter les catégories de l’économie politique sans même les critiquer et de rester prisonnier des présuppositions des économistes.
K. Marx va ainsi pouvoir s’intéresser à l’expropriation originelle des prolétaires au début du capitalisme industriel, cette violence initiale qui a fait passer les hommes du statut de producteur à celui d’ouvrier salarié, et au processus d’aliénation du travail, c’est-à-dire à la déshumanisation de l’homme.

2. Dans la faille du temps

Lorsqu’au début du développement du capitalisme industriel le machinisme est introduit en Angleterre, la première forme de résistance des artisans qui voient leur travail directement menacé par la production de masse d’objets standardisés, c’est la destruction des machines. L’action de ces briseurs de machine, les luddites, constitue une opposition frontale au travail salarié. Ils avaient compris que les nouvelles formes de production capitaliste signifiaient leur propre fin, leur expropriation et la prolétarisation.
Les artisans étaient encore maîtres de leur travail et étaient conscients qu’il s’agissait d’une partie d’eux-mêmes, d’une création humaine authentique. La prolétarisation, cela veut dire que non seulement les hommes deviennent étrangers à leur propre travail, mais qu’ils finissent aussi par y être asservis. La marchandise n’est jamais que cela : une chose étrangère dont les hommes sont les esclaves.
De même, lorsque dans les années 1830 en France, au lieu de dormir pour reconstituer leur force de travail, des prolétaires se réunissaient pour rêver d’Icarie, d’un ailleurs où il aurait été possible de vivre humainement, ils s’opposaient à l’ordre capitaliste. C’était des heures arrachées au déroulement monotone du temps : au travail dans le fer et le supplice succédait le repos réparateur. C’était une résistance en acte à la vie quotidienne scandée par la production et la reproduction du capital. L’utopie, l’ailleurs comme représentation et comme volonté, était alors bien présente.

3. Du monde de l’économie à l’économie-monde

La plupart des socialistes après Marx, notamment au moment du triomphe du positivisme à la fin du XIXe siècle, perdent de vue que l’auteur du capital a été avant tout le meilleur critique de l’économie politique de son temps. La séparation entre la théorie critique de Marx et la pratique révolutionnaire qui lui était liée repose d’abord sur l’acceptation des présuppositions de l’économie politique. Petit à petit cette dernière n’est plus seulement une représentation du monde, mais elle s’identifie au réel, devient la nature des choses, une vérité en soi et enfin le monde lui-même. Dès lors, la lutte n’a plus pour but l’émancipation sociale et la fin de la domination marchande, mais l’aménagement de cette domination. Il ne s’agit plus d’abolir le salariat, mais d’améliorer les conditions de son exploitation, d’organiser la survie à l’intérieur même de l’économie devenue monde.

4. Comment changer le monde ?

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ».
La XIe thèse sur Feuerbach de Marx est restée fameuse parce qu’elle pose peut-être davantage de questions qu’elle n’apporte de réponse. Si Marx a développé une critique du monde de la marchandise qui demeure encore aujourd’hui utile à bien des égards, il ne dit presque rien sur ce que pourrait être la vie humaine libérée du règne de la marchandise, du profit et de l’Etat.
Transformer le monde, mais dans quel sens ?
C’est à cette question que les bolcheviks se trouvent confrontés après octobre 1917. Si nous laissons de côté le problème central de la guerre et du reflux du mouvement révolutionnaire en Europe, les bolcheviks sont face à deux difficultés : la démocratie concrète et l’organisation du travail.

La démocratie

Tout d’abord le parti bolchevik ne représente pas les intérêts de tout le prolétariat russe. En octobre 1917, ce parti n’est pas poussé par un vaste mouvement populaire qui le porte au pouvoir. Plus exactement, les bolcheviks prennent le pouvoir parce qu’il est vacant. Autrement dit, la révolution d’Octobre 17 ce n’est pas le prolétariat qui s’empare du pouvoir politique au travers d’un parti qui en serait l’émanation, mais la prise du pouvoir par un petit groupe de révolutionnaires acquis à la cause prolétarienne et qui compte gouverner dans l’intérêt du prolétariat. D’où le renforcement de l’Etat et non son dépérissement, une bureaucratisation envahissante et, finalement, l’avènement du totalitarisme.

L’économisme

Les bolcheviks restent en outre prisonniers des catégories de l’économie politique. Lénine doit accomplir une révolution qu’il veut socialiste dans un pays qui n’a pas encore fait de révolution « bourgeoise ». D’où son idée de réaliser une révolution prolétarienne sans passer par le stade historique de la révolution « bourgeoise ».
En réalité, la vision du monde des bolcheviks reste très proche des conceptions de la bourgeoisie : ils reprennent à leur compte le progressisme, l’industrialisme et le productivisme. Ils ont échoué quand il s’est agi d’inventer une organisation de la vie originale qui aurait pu être un nouvel âge pour l’humanité. A ce propos, Robert Linhart a bien noté les limites de la pensée bolchevique quand Lénine opte pour une organisation taylorienne du travail, pensant ainsi libérer la classe ouvrière dans un avenir plus ou moins proche. Ce choix eut finalement pour conséquence immédiate le renforcement de l’autoritarisme, la progression de la bureaucratisation et l’accentuation de la division sociale de travail .
Entre 1905 et 1917, la Russie ne connaît pas seulement une agitation politique et sociale, il y a également une effervescence culturelle exceptionnelle.
Les grands poètes et artistes de cette époque, souvent bien plus libertaires que bolcheviks et plus proches d’un communisme agraire bien ancré dans la culture populaire russe, ont été favorables à la révolution. Ils y ont vu la possibilité de créer une vie nouvelle, c’est-à-dire un nouveau style d’humanité, une autre façon d’habiter le monde. Mais la révolution a dévoré ses poètes et c’est le réalisme socialiste, cet art organisé par et pour le nouvel Etat et la nouvelle idéologie, qui s’impose au détriment de l’utopie.

5. Autogestion

Les tenants d’un socialisme révolutionnaire et anti-autoritaire ont souvent mis l’accent sur l’idée d’autogestion, c’est-à-dire de la gestion de la production par les travailleurs eux-mêmes. Mais le terme « autogestion » est ambigu : s’agit-il de gérer l’existant, la « mégamachine » héritée du capitalisme ? Dans ce cas, on voit mal comment il pourrait être question de la fin du travail aliéné.
L’anarchiste communiste allemand Erich Mühsam avait conscience du problème quand il faisait remarquer au début des années 1930 que, dans une société libérée de l’Etat et du capitalisme, il ne serait pas possible de s’emparer simplement des moyens de production parce que ceux-ci n’ont pas été développés dans le but de la satisfaction des besoins de tout un chacun, mais en vue de la recherche du profit maximum.
L’autogestion est réalisable dans le cadre d’une « société bourgeoise » sans bourgeoisie, mais elle est trop réductrice si l’on conçoit le socialisme dans la perspective d’une révolution sociale, politique et culturelle. Les questions « Qui va gérer les moyens de production enlevés à la bourgeoisie et comment ? Qui prendra les décisions, avec quelles informations, et sous quel contrôle ? » sont nécessaires, mais elles sont insuffisantes si le problème de la réorganisation de la vie quotidienne sur des bases radicalement nouvelles et dans une société libérée de l’Etat et du travail aliéné n’a pas été posé comme préalable.

6. La révolution en rêve

On se met à cultiver l’homme comme
on cultiverait un jardin.
A.Artaud

Dans les années 1920-1930, les surréalistes avaient compris q’il n’était pas possible de changer le monde sans changer la vie. Les maîtres rêveurs sont toutefois restés isolés. Et lorsqu’ils tentent de s’allier au parti communiste pour diffuser leurs conceptions de la révolution et de la vie dans le prolétariat, ils échouent parce que les communistes de la troisième Internationale en viennent rapidement à défendre l’une des plus grandes escroqueries de toute l’histoire de l’humanité, à savoir l’institution en Union soviétique d’une société sans classe et sans oppression. Non, décidément, le surréalisme n’était pas soluble dans la froide idéologie stalinienne. Une autre question serait de savoir si le prolétariat aurait pu être sensible à la subversion surréaliste et aurait pu s’en servir dans sa lutte pour la liberté et l’égalité, autrement dit s’il était encore révolutionnaire à cette époque et dans quelle mesure.
Parmi les surréalistes qui n’adhèrent pas alors au parti communiste, Antonin Artaud donne une définition assez précise de la révolution.
Artaud ne rejette pas tant K. Marx que ses épigones et leur explication exclusivement matérialiste du monde qu’il assimile à une fausse métaphysique, une idolâtrie.
Pour Artaud, la révolution authentique est une transformation culturelle qui a pour point de départ une idée renouvelée de l’homme. Il n’y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c’est-à-dire dans la façon dont les hommes comprennent la vie et posent le problème de la vie. Il n’est pas opposé à la pensée de Karl Marx, mais il rejette l’idée selon laquelle tous les problèmes du monde pourraient se réduire au simple facteur économique.
En s’éloignant du marxisme, Antonin Artaud rejoint un humanisme révolutionnaire intégral dont Marx lui-même n’était pas si éloigné à certains moments, notamment dans sa Critique de l’économie politique de 1844.

7. L’écart absolu

En 1950, le marxiste révolutionnaire Karl Korsch énonce Dix thèses sur le marxisme. Il y relève plusieurs points qu’il juge particulièrement cruciaux :
o l’attachement du marxisme aux formes politiques de la bourgeoisie ;
o l’identification mystique du développement de l’économie capitaliste avec la révolution sociale prolétarienne.
L’invention d’une démocratie sociale concrète où tous et toutes bénéficient d’une égale liberté est l’action ultime. Mais il nous manque encore des formes de lutte renouvelées et allant dans ce sens, une nouvelle poussée révolutionnaire prenant en charge les erreurs du passé en renouant avec la mémoire des vaincus.
La révolution sociale ne peut pas être la continuité ou le parachèvement du capitalisme, mais une rupture radicale avec l’ordre du monde et du temps organisé sur une base capitaliste.
K. Korsch définit le socialisme comme étant le pouvoir de disposer de la production de sa propre vie, Erich Mühsam comme un espace où tous pourraient développer et approfondir leur humanité ; à moins que ce ne soit l’institution simultanée de relations réellement humaines entre les hommes et de nouveaux rapports entretenus par les hommes avec la nature, et donc la Terre leur lieu d’habitation. En ce sens, le socialisme ne peut plus être conçu comme une production illimitée de quantité, une immense accumulation de marchandises, mais comme une maîtrise de notre commune destinée. Cela renvoie sans doute au moins autant à un possible autogouvernement de la société qu’à l’autogestion, à ce qui est du domaine de l’homme et à ce qui relève de la fausse maîtrise pseudo-rationnelle et présente par conséquent un caractère inhumain. Miser sur le développement des forces productives, et donc le déchaînement de la technique à l’échelle planétaire, rend en effet illusoire toute idée de réappropriation, de libération ou même de contrôle.

Le socialisme demeure un lieu lointain et étranger. Mais c’est parce qu’il est étranger qu’il représente une brèche ouverte dans la réalité. Il n’est pas une donnée immédiate, mais un territoire à rechercher et à conquérir, une quête et une reconquête.
Ce qu’il nous reste à rêver, c’est un monde à la mesure de l’homme ■

Paru dans Négatif, bulletin irrégulier de critique sociale : georges.ouden@caramail.com