Brevets logiciels: il est urgent pour l’Europe, donc pour nous, de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un débat entre informaticiens, mais bien d’un choix hautement politique qui peut remettre en cause notre indépendance et nos libertés.

Vous savez tous que l’informatique en général et de façon plus visible l’Internet sont en train de prendre une place prépondérante dans notre vie. Les échanges d’informations (entre entreprises et entre particuliers) sont de plus en plus souvent réalisés avec des moyens informatisés. Les modes de communication ont été largement modifiés par le courrier électronique ou les messageries instantanées. Les services fournis par l’informatique dans une entreprise sont maintenant considérés comme stratégiques par l’entreprise. Cet enjeu stratégique prend encore plus d’importance pour les services gouvernementaux (sûreté nucléaire, militaire, les renseignements, etc).

Or le 17 juin 2003, sur proposition de l’Office Européen des Brevets (OEB), une des commissions du Parlement européen (la commission juridique) a adopté un rapport qui autorise la brevetabilité du logiciel. Il faut aussi savoir que les lobbies pro-brevets avaient réussi à faire avancer la date du vote définitif (au 1er juin) afin de bloquer toute tentative de contre-lobbying. Le vote définitif aura bien lieu en séance plénière le 1er septembre 2003 à Strasbourg.

Où est le problème ?

Il faut savoir qu’un logiciel est écrit par un programmeur sous forme de texte: c’est le code source. Ceci justifie la protection actuelle du code source par le droit d’auteur, comme les écrits (les livres, articles par exemple) sont protégés par le droit d’auteur. Si vous écrivez une recette de cuisine pour faire un nouveau type de crêpes, votre écrit est protégé par le droit d’auteur. Je ne peux pas copier votre recette telle quelle sans votre accord sinon je peux être poursuivi pour plagiat. C’est l’application normale du droit d’auteur. Je peux par contre réécrire votre recette mais à ma façon. Je peux ainsi faire les mêmes crêpes car vous ne pouvez pas breveter les crêpes. Néanmoins, les brevets actuels peuvent intervenir. Si vous inventez le fouet qui permet de monter les oeufs en neige, vous pouvez breveter le fouet. Vous avez breveté un moyen technique pour monter les oeufs en neige. Par contre, et c’est important, vous ne pouvez pas breveter l’idée de monter les oeufs en neige. Ainsi si j’invente le mixeur pour monter les oeufs en neige, je peux breveter ce moyen technique et être en concurrence avec vous sur le marché des outils pour « monter les oeufs en neige ». Les brevets actuels ne sont pas un frein à l’innovation. Malheureusement les brevets logiciels qui risquent d’être votés ne font pas suffisamment la distinction entre le moyen technique (le code source qui est souvent considéré comme le moyen technique et est déjà protégé par le droit d’auteur) et l’idée, les concepts sous-jacents (ce que fait et manipule le programme).

Pour en revenir aux logiciels, voici un autre exemple. La barre de progression, que vous voyez quand vous effacez ou déplacez un dossier, ou bien chargez une page web, est brevetée (EP 394160, valide jusqu’en 2010). Peu importe que quelqu’un ait réinventé la roue pour recréer une barre de chargement, quelle que soit la technologie mise en oeuvre, quelle que soit la taille, l’apparence. Cette personne devra payer si cette loi passe, peu importe qu’il ait inventé le loquet si la barre est déjà brevetée.

Aux USA, les brevets logiciels existent déjà. Les acteurs importants du secteur (IBM, Microsoft, etc.) se sont constitué un « portefeuille » de brevets qu’ils négocient avec leurs concurrents pour pouvoir utiliser d’autres brevets. Nous assistons donc à un renforcement des sociétés qui possèdent des brevets. Pour le comprendre, reprenons notre exemple. La société qui a le brevet « barre de progression » ne peut plus être concurrencée sur ce marché. Elle est, par la loi, la seule qui peut autoriser une autre société à fournir un moyen permettant d’indiquer l’état d’avancement d’une opération avec une barre de progression. Toutes les sociétés qui ont besoin de cette fonctionnalité doivent payer une licence d’utilisation au détenteur du brevet. Il va de soit que le détenteur du brevet fera varier le montant de cette licence, si elle n’interdit pas l’utilisation purement et simplement. Les concurrents les plus directs devront s’acquitter d’une taxe importante ou n’auront tout simplement pas le droit d’utiliser le brevet si elles ne sont pas en mesure de faire pression avec leurs brevets. Ainsi, une petite société, même très brillante, ne peut concurrencer une société avec un large « portefeuille » de brevets. De plus, les petites sociétés ne peuvent se payer autant de brevets, les frais étant estimés à 25000 euros par brevet, et ne peuvent donc rivaliser.

Même dans le cas d’une invention qui aurait dû être reconnue comme triviale, et donc n’aurait pas dû pouvoir être brevetée, la procédure judiciaire nécessaire à la démonstration de cette trivialité est souvent lourde et coûteuse. On peut légitimement se demander comment une PME peut se défendre contre un conglomérat qui l’attaque pour violation d’un brevet accordé de façon douteuse. Tous les grands groupes, et notamment les groupes américains possèdent une section juridique très développée. Une PME, par contre, verra souvent son patron et ses salariés se rendrent eux-mêmes au procès, ce qui génèrera un grand manque à gagner en terme de productivité. On voit parfaitement l’impact financier qu’une rafale de procès, comme celles vu dans les affaires Bleem contre Sony et Creative contre Aureal, peut avoir sur une entreprise de taille modeste. De tels brevets impactent aussi négativement le logiciel libre. Bien que peu connus du grand public, les logiciels libres sont très utilisés dans les infrastructures. Par exemple, les serveurs qui utilisent des logiciels libres représentent plus de 60% de l’Internet. Les logiciels libres sont des logiciels fournis avec les codes sources et vous autorisant à les modifier à les redistribuer librement. Malheureusement, si les brevets logiciels existent, un logiciel libre qui utilise une barre de progression devra s’acquitter d’une licence. Ceci est totalement incompatible avec le logiciel libre. De plus, le logiciel libre étant principalement basé sur des développeurs bénévoles, il va sans dire qu’ils n’ont pas les moyens de déposer un brevet à 40 000 ¤. Ainsi la saine concurrence qui existe entre les logiciels libres et les logiciels propriétaires (non libres) ne sera plus équitable car comme on l’a vu, celui qui possède des brevets a un avantage énorme. Ce point est important car le logiciel libre est souvent considéré comme le meilleur concurrent aux systèmes actuels qui sont en position de quasi-monopole (Windows pour les systèmes d’exploitation, Internet Explorer pour les navigateurs, MS Office pour les suites bureautiques, etc.).

L’Europe est le plus important acteur du logiciel libre, ce qui représente une alternative viable aux systèmes venu d’Outre-Atlantique, et est à même de garantir notre indépendance dans des domaines stratégiques.

Il faut savoir que les gens qui traitent les demandes de dépôt de brevet ne sont pas toujours spécialistes des logiciels, donc qu’ils ne sont pas toujours qualifiés pour juger de la nouveauté des inventions. Or un brevet trivial, s’il est fondamentalement nuisible, est aussi difficile à faire annuler compte tenu des coûts engendrés par une procédure d’invalidation.

L’OEB a d’ores et déjà accepté plus de 30 000 brevets logiciels, pour l’instant invalides. Plus de 80% de ceux-ci ont été déposés par des sociétés américaines ou japonaises. S’ils deviennent valides, vous pouvez imaginer ce qui va se passer.

Pour finir, voici une petite citation du communiqué de presse des verts européens :
«Les députés britanniques et allemands (PSE et PPE), en rejetant certains amendements, ont ignoré l’avis du Conseil économique et social, de la commission industrie, de la commission culture, de 150 000 pétitionnaires, de 30 scientifiques et spécialistes du logiciel européen ainsi que les 95% de réponses négatives que la Commission européenne a reçu lors de sa consultation publique.»
http://www.greens-efa.org/fr/press/detail.php?id=1445&lg=fr

Il est urgent pour l’Europe, donc pour nous, de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un débat entre informaticiens, mais bien d’un choix hautement politique qui peut remettre en cause notre indépendance et nos libertés. L’Europe a toujours été soucieuse d’établir des règles équitables de concurrence. Elle s’affirme de plus en plus face aux États-Unis et elle a entre autres gagné son indépendance dans les domaines stratégiques du spatial (Galiléo est le plus bel exemple récent) et de l’aéronautique. Dans cette progression qui ne peut être remise en cause, l’Europe doit se donner les moyens pour aussi gagner son indépendance dans le secteur de plus en plus stratégique de l’informatique et non instaurer les brevets logiciels qui la rendraient, de fait, dépendante des États-Unis.
Pour trouver des informations complémentaires:
– ftp://gpl.insa-lyon.fr/pub/GPL/brevets.pdf
– http://brevets-logiciels.info
– http://www.eurolinux.org
– http://swpat.ffii.org

Aidez-nous à diffuser l’information au plus grand nombre: les députés européeens sont déja prévenus mais nos élus (bourgmestres, échevins, députés, sénateurs, ….) ainsi que le grand public ne sont pas informés (en général…). Merci de rediriger cette lettre si vous partagez nos convictions.

Brevet « barre de progression »
– Dynamic progress marking icon. http://swpat.ffii.org/pikta/txt/ep/0394/160/
Brevet « Amazon 1click »
– A method for placing an order to purchase an item.
http://swpat.ffii.org/pikta/samples/ep902381/index.en.html