A considérer le silence comme une précaution utile lorsqu’il s’agit d’observer le monde et ses mouvements, et même après, c’est-à-dire que les observations restent secrètes et enfermées dans une sphère intime, on finit fatalement par s’interdire toute possibilité d’avoir le dernier mot, et je n’évoque même pas le mot de la fin.
C’est la raison pour laquelle, en ces temps difficiles où les résolutions, si ce n’est les révolutions, semblent illusoires, je choisis enfin de délier la langue du commentaire et d’habiller l’humanité avec les mots qui sont les miens. Ce qui suit n’étant pas, malgré tout, une somme d’avertissements ou de jugements péremptoires, ni même l’analyse facile de la dureté de l’eau infect qu’on boit tous les jours, quand on a encore la chance d’en boire un peu. Il s’agit d’un regard étoilé de mots qui aura désigné un bon nombre d’ombres furtives s’agitant sur les parois de la caverne allégorique et où s’imprime sans relâche l’odyssée de l’espèce humaine.

A propos du silence, et dans les relents de

l’actualité

, ce dernier terme englobant tous les bavardages médiatiques, je voudrais tout d’abord préciser une position, ou une posture pour ceux que la gymnastique amuse, relative à cet éloignement, distance, que j’entretiens avec le rite démocratique du vote. Ceux qui me connaissent assez bien savent que jamais je n’ai voté. Bien souvent, trop souvent, et certains se reconnaîtront, le reproche m’est fait de ne pas aller urner (on notera d’ailleurs cette étrange similitude formelle entre l’isoloir et le cabinet d’aisances) : résumant l’affaire, d’aucuns m’affirment, sans complaisance et avec une dose nettement détectable de mépris définitif, que lorsqu’on ne prend pas la peine d’aller voter, on n’a plus qu’à fermer sa gueule. Très bien. Je retourne la semonce aux votards aveuglés du deuxième tour de la dernière élection présidentielle qui me montrent du doigt : s’ils ont voté Chirac, et tant que celui-ci sera en place jusqu’en mai prochain, ils n’ont qu’à verrouiller leur bouche eux aussi. Etrangement, à les croire, l’exercice du droit de vote en donne de supplémentaires, dont celui de l’ouvrir. Le comble est acquis quand on me déballe, à l’arraché et à bout de souffle, que parmi nos aïeux certains sont morts pour acquérir ce droit. Mourir pour une cause ne donne aucune valeur supplémentaire à cette cause. D’une manière scandaleuse donc, ne pas voter ne me prive de rien ; et ce n’est pas une manœuvre pour fuir des responsabilités, c’est une façon d’en prendre d’autres.

Par conséquent,

je préférerais ne pas

.

Il est très courant d’entendre dans le fil du discours formaté des représentants politiques, et surtout au sein de la droite libérale, une espèce d’encouragement à voter pour le bon sens, dans une optique pragmatique, avec réalisme, c’est-à-dire, si l’on comprend bien, loin des vecteurs idéologiques. Etrangement, l’idéologie est mise à l’index et dénoncée comme pensée archaïque, surtout par les colporteurs du libéralisme économique. Entendez par là qu’ils visent les critiques d’inspirations marxiste ou altermondialiste et qu’ils dénoncent, sans rire, ce qui fonde l’action politique : les idées. Sous prétexte que le système défendu par ces libéraux est le système dominant, qu’il est la norme, ils l’annoncent comme naturel et pérenne, oubliant de ce fait qu’il n’est que le

produit

fini d’une idéologie. L’argument d’autorité alors est flagrant mais bien peu trouvent à y redire, sauf à l’extrême gauche où l’on refuse encore la soi-disant normalité du capitalisme et de ses effets connexes, contrairement au parti socialiste par exemple où l’on admet, depuis longtemps, l’impossibilité de dépasser et d’annuler les conditions existantes des structures libérales, en proposant, moyennant des arrangements douteux, de pondérer les effets socialement néfastes du capitalisme généralisé.
Analyser ces effets exige le recours à une sociologie précise devant considérer le libéralisme économique comme un système produisant une série de conditions sociales. Et c’est précisément ce type d’analyse qui fait horreur, aussi, aux colporteurs dudit système puisque cela revient à défaire l’apparat naturel de l’économie de marché. Ainsi, l’homme capitalophile souffre de deux maux : il est idéophobe et redoute la critique systémique.

Aussi, si l’on considère que ce système dominant dispose de racines bien profondes et de ramifications nombreuses qui lui donnent cet aspect si naturel et indépassable, si l’on comprend son imprégnation psychologique au sens large (cognition et affects) et qu’il est la maison ou l’alma mater de beaucoup de gens, on voit mal comment le vote peut extirper une nouvelle orientation politique de cet ensemble immense d’habituations.
Ajoutons une question : et quand bien même une quantité significative d’acteurs politiques seraient élus, y compris le Chef de l’Etat, pour leur antilibéralisme plus ou moins radical, quel serait alors la réalité de leurs pouvoirs pour déconstruire ce tissu, cette armature capitaliste ?

Parisot : « 

La liberté de pensée s’arrête là ou commence le Code du travail

« . Refus de la Loi dans le désir d’abolir un droit écrit qui régule, plus ou moins bien, les rapports de domination produits par le capitalisme.
Sarkozy : « 

Le travail rend libre

« . Rappel hallucinant-halluciné à une idéologie dévastatrice, rappel non seulement obscène mais défiant l’évidence, surtout à considérer que le travail a pour mode le plus répandu le salariat qui, loin d’apporter liberté et bonheur, engage celui qui s’y plie dans la voie de la domination subie et de l’aliénation (de tous les salariés, quelle est la part de ceux qui ont réellement choisi la fonction, le poste qu’ils occupent au sein de l’entreprise ?).
Ou alors.

Ne travaillez jamais

.
J’ajoute ce clin d’œil, car il est toujours utile de baliser le cheminement d’une réflexion analytique, surtout en cette époque ridicule où bon nombre de mouvements de l’esprit critique doivent rester catiminesques, ou alors explicites et répandus mais exercés exclusivement sur les planches d’une salle de spectacle sans jamais en sortir, ou bien encore interdits (lisez : dits entre les lignes).

Johann Lefebvre